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Histoire d’un paysan.

en révolution ! Celui qui, dans des temps ordinaires serait devenu marchand de vin, épicier, sergent, devient maréchal de France, roi de Suède, empereur des Français ! Et les autres, qu’on croyait des aigles par droit de naissance, lui tirent le chapeau pour aavoir de bonnes places.

Le même soir nous arrivâmes à Blamont, et le lendemain, chez nous, sans rien de nouveau.

Les mauvaises nouvelles avaient marché plus vite que notre détachement ; tout le pays était dans un grand trouble, tout le monde pensait que bientôt les Autrichiens allaient entrer en Lorraine comme chez eux. Le pire, c’est qu’on n’osait pas le dire ; notre bon roi représentait l’ordre, et les vendus de l’Assemblée nationale, dont nous avait parlé Chauvel, faisaient voter des remercîments au général Bouillé ! Mais, grâce à Dieu ! le comte d’Artois et ses amis n’en étaient pas encore où l’on croyait ; il devait se passer du temps avant de les revoir à Paris, avec leur droit d’aînesse, leur loi sur le sacrilége et toutes leurs bêtises ; la révolution devait enfoncer d’autres racines dans la terre de France, des racines que tous les aristocrates et tous les capucins du monde n’arracheront pas, et qui feront la force et l’honneur éternel de notre pays.

III

Après notre retour aux Baraques, l’agitation et l’inquiétude augmentèrent de jour en jour ; maître Jean, Létumier, Claude Huré, tous les acquéreurs de biens du clergé commençaient à craindre qu’on ne voulût les traiter comme les soldats de Château-Vieux, et garder leur argent, en reprenant les terres. Ces hommes prudents devinrent alors les plus terribles soutiens de la révolution. On les appelait citoyens actifs, parce qu’ils payaient en contributions foncières, mobilières ou patentes, la valeur de trois journées de travail. C’étaient presque tous des pères de famille, et seuls ils avaient le droit de voter aux élections des députés, des officiers municipaux, des juges, des curés et même des évêques.

Nous autres, qui n’avions que nos bras et notre sang à donner pour le service de la patrie, on nous appelait citoyens passifs, et nous n’avions aucune voix aux élections. L’assemblée nationale, au lieu de réunir les citoyens par la justice et l’égalité, venait de faire comme nos anciens rois, qui les divisaient en classes, pour les opposer les uns aux autres et les tenir ainsi tous ensemble sous le joug. Tous

nos malheurs durant soixante ans sont venus de là ; mais on ne voyait pas encore le mal que devait produire un pareil décret, et nous tenions tous, riches ou pauvres, à la révolution, parce que ceux qui ne possédaient rien avaient l’espoir de posséder un jour, par le courage, le travail et l’économie.

C’est alors qu’il fallut voir la bonne mine que les citoyens actifs faisaient aux citoyens passifs ; comme maître Jean me tapait sur l’épaule, en m’appelant un solide défenseur de la liberté ; comme les plus pauvres diables du village étaient salués par les acquéreurs de biens de l’Église, et comme on leur serrait la main, en disant :

« Nous sommes tous ensemble, nous devons nous soutenir les uns les autres. Ces gueux de nobles et d’évêques veulent nous dépouiller, rétablir les anciens droits… mais gare ! tous les citoyens se feront hacher pour la patrie ! »

Ainsi de suite.

Tous les soirs, à l’auberge, on n’entendait que cela. Maître Jean se rendait familier avec tout le monde ; il faisait crédit aux plus grands ivrognes, et leur marquait sur son ardoise des cinq et six bouteilles de vin, sans espérer d’en recevoir un liard. Voilà ce qu’un mauvais décret forçait d’honnêtes gens à faire, pour s’attirer des amis. Combien de batailles sont gagnées par les soldats, malgré les fautes des chefs ; et que de bon sens il faut avoir en masse, pour réparer des fautes pareilles !

Quand maître Leroux parlait de défense, bien des gens ne se gênaient pas pour lui répondre :

« C’est bon, maître Jean, c’est bon ! nous n’avons rien à garder, nous autres ; nous ne sommes rien, nous ne votons sur rien, pas même sur ce qui nous regarde. Les bourgeois font tout, ils ont tout pris pour eux… Que chacun se soutienne en proportion de ce qu’il a ! »

D’autres alors prenaient sa défense et criaient :

« Maître Jean a raison, nous sommes tous frères ; nous soutiendrons nos droits… Allons, dame Catherine, encore une bouteille !… À la santé des bons patriotes ! »

Et l’on n’osait pas refuser, dans un moment où Lafayette faisait voter des remercîments à son Cousin Bouillé, pour les massacres de Nancy ; quand les amis du trône annonçaient que Sa Majesté Louis XVI allait faire un tour au pays, pour rétablir l’ordre dans ses provinces. Naturellement les moines et les Capucins relevaient la tête ; ils couraient et prêchaient, ils excommuniaient et damnaient ; on les voyait à la porte de toutes les baraques, en train