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Histoire d’un paysan.

la tête, à quoi bon ? Il n’aurait rien compris et se serait peut-être fâché contre moi. C’est pourquoi je pensai qu’il était temps de m’en aller.

« Allons, Nicolas, lui dis-je en me levant, j’ai beaucoup de plaisir avec toi ; mais à huit heures et demie le détachement retourne à Phalsbourg.

— Tu pars ?

— Oui, Nicolas ; embrassons-nous.

— Mais je croyais que tu déjeunerais avec nous… Les camarades vont revenir… J’ai de l’argent… le général Bouillé nous a fait donner douze livres de gratification par homme. »

Il tapait sur sa poche.

« Ce n’est pas possible… Avant tout le service ; si je ne répondais pas à l’appel, ce serait grave. »

Cette raison lui parut meilleure que toutes les autres. J’avais repris mon fusil ; nous descendîmes ensemble dans la rue.

« Eh bien, dit-il, embrassons-nous, Michel, et bonne route ! »

Nous nous embrassâmes attendris.

« Tu n’oublieras pas de dire aux vieux que je vais passer maréchal des logis un de ces jours.

— Non.

— Et que j’irai les voir avec mes galons.

— C’est bon… ils sauront tout ! »

Je partis, en m’écriant dans mon âme : « Le pauvre diable n’est pourtant pas méchant ; seulement il vous hacherait par amour de la discipline ! »

Au moment où j’arrivais à la porte Saint-Nicolas, on battait le rappel :

« Eh bien ! me dit maître Jean, tu l’as vu ?

— Oui, maître Jean. »

Il comprit à ma figure ce que je pensais, et depuis il ne fut plus question de Nicolas entre nous.

J’eus à peine le temps d’entrer chez un boulanger, en face, et de m’acheter une petite miche de trois livres, avec deux cervelas, car je n’avais fait que boire à la porte Neuve ; ensuite notre détachement repartit pour Phalsbourg.

Cette route augmenta beaucoup notre tristesse, par le spectacle des lâches qui se mettent toujours du côté de la force, en criant victoire, en prenant des figures réjouies pour saluer le maître, en arrangeant des discours où l’on parle de l’ordre, de la justice, du dévouement aux défenseurs de l’autorité, de sévérité pour le maintien des lois, etc., etc. Ce qui revient à dire : « Nous sommes avec vous, parce que vous êtes les plus forts, et nous aurions été les premiers à vous écraser, si vous aviez été les plus faibles ! »

Sur toute notre route, nous vimes cette es-

pèce

de gens, avec leurs grosses faces de lâches, leurs gros ventres entourés d’écharpes ; des gaillards qui criaient : « Vive le roi ! vive le général Bouillé ! vive Royal-Allemand ! » jusqu’à se faire de grosses gorges et se donner des hernies.

On voulut aussi nous faire des compliments dans un village, le maire en tête mais le commandant Gérard, qui les voyait venir de loin, leur cria :

« Faites place, mille tonnerres ! faites place ! »

Et nous passâmes, pendant qu’ils nous saluaient, et que nous les regardions avec mépris, par-dessus l’épaule. Quel malheur qu’on ne traite pas toujours ainsi les gueux de cette espèce ! Ils apprendraient peut-être l’estime qu’on à pour leurs discours, et s’ils ne se respectaient pas eux-mêmes, ils respecteraient au moins le deuil des honnêtes gens.

À Lunéville l’autorité municipale avait été très-ferme, mais cela n’empêchait pas l’inquiétude d’être partout, lorsque nous arrivâmes vers deux heures. Comme la garde citoyenne de la ville n’était pas encore revenue, on nous arrêtait à toutes les portes pour avoir des nouvelles, surtout les femmes, dont les fils ou les maris se trouvaient là-bas ; nous avions de la peine à continuer notre chemin, Sur la place, la foule nous entourait ; et nous ne savions que répondre à tout ce monde, quand tout à coup quelqu’un se mit à crier :

« Tiens, c’est maître Jean et Michel Bastien ; ha ! ha ! ha ! les Baraques se distinguent. »

C’était Georges Mouton, — le fils de notre ancien échevin, l’aubergiste du Mouton d’or, sur la place de Phalsbourg, — un grand garçon de vingt ans, solide, carré, tout riant, et qui depuis a fait son chemin. Nous prenions notre pain blanc chez son père, car il était aussi boulanger ; et plus d’une fois maître Jean, dans les bonnes années, avait fait route avec lui pour l’Alsace ; ils achetaient ensemble leur vin à Barr, et l’obtenaient à meilleur marché, par cinquante et soixante mesures. Nous étions donc en pays de connaissance, et bien contents de voir le fils Mouton, qui finit par nous emmener en criant :

« Arrivez !… nous allons dîner à l’auberge des Deux Carpes.

— Hé ! qu’est-ce que tu fais donc à Lunéville, Georges ? lui demanda maître Jean, qui le tutoyait.

— Moi ? maître Jean, je suis garçon épicier, dit-il en riant. Je vends du sucre et de la cannelle pour le compte d’un autre, en attendant que j’aie le fonds de boutique.

— C’est un fameux état, dit maître Jean, ton