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Histoire d’un paysan.

assurer la subsistance des volontaires, cela s’était passé le matin, avant le club, et, malgré tout ce qu’Élof Collin put encore dire, on vota qu’un détachement de la garde nationale partirait le lendemain, sans faute : que tel village fournirait tant d’hommes, tel autre village tant, etc. Les Baraques en étaient pour quinze volontaires, et naturellement Jean Leroux, Létumier et moi, nous devions être dans le nombre, comme les meilleurs patriotes.

Maître Jean trouvait cela juste ! Je crois aussi qu’il n’était pas fâché de jouer un peu au soldat, et de montrer son bel uniforme à Nancy, car son bon sens et son bon cœur ne l’empêchaient pas d’être très-vaniteux. Létumier, Jean Rat et moi, nous continuâmes à nous disputer sur ces choses jusqu’au village.

Enfin chacun alla se coucher, après avoir arrêté qu’on partirait au petit jour et qu’on se réunirait devant l’auberge des Trois-Pigeons.

II

À six heures nous étions réunis sur la place d’Armes, avec les volontaires de la ville et des environs, en tout cent cinquante hommes. Nous avions pris un verre de vin chez maître Jean avant de partir, chacun avait mangé un bon morceau de pain, et mis le reste dans son sac pour la route. Les autres villages en avaient fait autant, et le roulement pour appeler ceux qui pouvaient être en retard commençait. Cinq ou six arrivèrent encore, et pus le commandant de place vint nous passer en revue, il fit distribuer des gibernes à ceux qui n’en avaient pas et vingt-cinq cartouches par homme.

Alors le commandant de la garde citoyenne, Gérard, monta sur son cheval ; il nous parla des devoirs du soldat-citoyen, et levant son sabre, le roulement recommença. Aucun autre volontaire ne s’étant présenté, nous sortîmes par la porte de France, au milieu des cris de : Vive le roi ! vive la nation ! qui partaient de toutes les fenêtres. Beaucoup d’enfants nous suivirent jusque sur la côte de Mittelbronn et même jusqu’au Petit-Saint-Jean, mais ensuite nous continuâmes seuls notre chemin au milieu de la poussière.

Ce 30 août 1790 et le lendemain 31 sont peut-être les plus chaudes journées que j’aie vues ; le soleil rouge, qu’on avait sur la nuque, vous abasourdissait, et la poussière vous étouffait. Et puis c’était la première marche militaire que nous faisions, quand les hommes

vont en troupes c’est tout autre chose que d’aller seul ; tantôt il faut ralentir le pas et tantôt se dépêcher, ce qui fatigue beaucoup, et cette grande poussière qu’on avale vous dessèche la bouche.

Malgré cela nous étions à Sarrebourg vers onze heures. Pas un bourgeois n’était parti ; les gens s’étonnaient de nous voir. On fit halte pour se rafraîchir, et puis on redoubla l’étape jusqu’à Blamont, où nous n’arrivâmes que sur les sept heures du soir.

Pendant cette route, maître Jean se repentit plus d’une fois d’avoir mis son bel uniforme au lieu d’une blouse, et le pauvre Jean Rat, sa caisse sur l’épaule et le nez presque à terre, tirait la langue comme s’il avait traîné la charrette du père Soudeur. Moi j’allais bien, la sueur me coulait dans la raie du dos, c’est vrai, et j’avais même ôté mes guêtres pour sentir un peu d’air autour de mes jambes, mais je supportais cela facilement et les autres garçons du village aussi.

Les jeunes gens de la ville furent bien contents, eux, de rencontrer des voitures qui s’en allaient à Blamont, et de grimper dessus moyennant quelques sous ; et Jean Rat se réjouit de pendre sa caisse au timon de derrière.

Enfin nous arrivâmes tout de même à Blamont, où le commandant Gérard et le capitaine Laffrenez furent logés chez le maire, qui s’appelait M. Voinon ; maître Jean et Létumier chez un officier municipal ; et Jean Rat, Jacques Grillot et moi, chez un marchand de vin, un bon patriote, qui nous fit souper à sa table et nous raconta que leur commandant, M. Fromental, était parti deux jours avant, avec les volontaires de Blamont et d’Herbéviller ; qu’ils manquaient presque tous de fusils, mais qu’on leur en avait promis pour là-bas.

Nous bûmes chez lui de bon vin de Toul, et, comme il fallait se lever le lendemain avant le jour pour profiter de la fraîcheur, après souper il nous conduisit dans une chambre à deux lits, Jean Rat et Grillot prirent le plus grand, moi je couchai seul dans l’autre, où je dormis tellement bien, qu’il fallut me secouer pour me réveiller. Jean Rat battait déjà le rappel dans la rue noire. Il pouvait être trois heures ; à quatre nous étions en route, et fort heureusement, car lorsque le soleil se leva derrière nous, rien qu’à voir la couleur du ciel, on comprenait que nous allions être comme dans un four jusqu’à Lunéville.

Nous en approchions vers neuf heures. Il fallut se mettre en rang, l’arme au bras et tambour en tête, pour entrer.

Là, tout le monde était content de nous voir ; les cris de : Vive la nation ! recommencèrent.