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Histoire d’un paysan.

contre nous, au lieu de rester unis comme des frères, la division commençait. Tout le monde en voyait le danger, on comprenait que le clergé, en soulevant le peuple au nom de la religion, allait donner aux aristocrates la force qui leur manquait pour commencer la guerre civile, d’autant plus que les officiers nobles restaient à la tête de nos régiments. Souvent maître Jean disait le soir, en lisant les gazettes que nous envoyait Chauvel :

« À quoi servent toutes ces bonnes lois ? À quoi sert d’avoir renvoyé les troupes de Paris, si nous les voyons à vingt, trente ou quarante autour en bon ordre, sous le commandement des marquis, des comtes, des ducs et tous ceux qui nous en veulent ? Est-ce qu’ils ne peuvent pas s’entendre et marcher du jour au lendemain ensemble, pour cerner l’Assemblée nationale, la dissoudre, rappeler les émigrés, nous reprendre les biens que nous avons achetés et nous remettre la corde au cou ? C’est tout à fait contraire au bon sens de laisser ces gens en place ; les nobles sont nos plus grands ennemis ; j’aimerais autant voir des Autrichiens à la tête de nos armées. »

On ne peut pas se figurer aujourd’hui la masse d’abominations qu’on trouvait alors contre le tiers, dans les écrits des nobles et des évêques ; dans leur Salvum fac, dans leur Passion de Louis XVI, roi des Juifs et des Français, dans leur Apocalypse, où les choses saintes, les versets de l’Évangile étaient mêlés avec les injures des poissardes. Ils écrivaient aussi la Gazette de Blondinet Lafayette, général des bluets ; Duchêne, le véritable père, la Prise des annonciades, enfin un tas de choses qui n’avaient pas le sens commun et qui faisaient lever les épaules aux honnêtes gens.

Des plaintes arrivaient de tous côtés, par ces misérables journaux, à l’Assemblée nationale, contre l’insubordination des troupes et le relâchement de la discipline. Pour contenter les officiers nobles, l’Assemblée aurait dû faire fusiller les soldats, parce que les soldats refusaient de bousculer l’Assemblée ! On n’a jamais rien vu de pareil ; c’était comme les mouches en automne, qui deviennent d’autant plus insupportables que leur fin approche.

Et, malgré tout, la révolution marchait ; le peuple avait confiance. L’abolition des droits du roi, des seigneurs et des couvents réjouissait tout le monde ; le dimanche, les paysans sortaient battre les champs, les haies et les bruyères ; c’était un plaisir d’entendre les coups fusil partir à droite et à gauche, et de voir un lièvre tourner à la broche dans la hutte du plus pauvre diable, qui se moquait des gardes et disait en riant à ses enfants :

« Nous mangeons les gueux qui vivaient sur notre compte, nous sommes maintenant nos propres seigneurs. »

Vous pensez bien que les officiers de la garnison ne venaient plus au Tivoli ; le temps des menuets et des jetés-battus était passé. On ne voyait plus dans notre cour, sous le grand chêne, que des sergents, avec leurs vieux habits blancs et leurs larges feutres râpés, en train de vider des petits verres et de causer entre eux d’un compte à régler. Nous ne savions pas ce que ce compte voulait dire ; mais rien qu’à voir leurs mines, lorsqu’ils se disputaient à voix basse, en se penchant par-dessus les tables pour être plus près, nous pensions que ce devait être une affaire grave.

M. le comte Boyer, colonel de La Fère, M. le chevalier Boiran du Chef-du-Bos, M. le comte de Divonne, et même les cadets gentilshommes de Clairambault, de Lagarde, de Danglemont, de Kménenau, d’Anzers, dont nous entendions parler toujours, se réunissaient au café de la Régence, sur la place d’Armes. Ils avaient sans doute aussi à régler des comptes ! La formation de la milice citoyenne, en nous mêlant avec les troupes, n’avait pas l’air de leur plaire beaucoup. Ils allaient et venaient sous les ormes, et reconnaissaient de loin les soldats qui s’arrêtaient à causer avec des bourgeois.

Les choses traînèrent ainsi jusqu’au mois d’août. J’écrivais jour par jour ce qui se passait au pays, et, vers la fin de chaque mois, j’avais une lettre de six pages, que j’envoyais à Paris, rue du Bouloi, no 11, où demeurait alors Chauvel. Il nous répondait régulièrement en nous envoyant les journaux ; et Marguerite ajoutait chaque fois un bonjour pour Michel au bas de la lettre, ce qui me remplissait de joie et même d’attendrissement. Le soir, dans leur bibliothèque, je restais des heures à relire les quatre ligues qu’elle avait écrites, et j’y trouvais toujours quelque chose de nouveau.

C’était mon bonheur de lui donner des nouvelles de son petit jardin, où les fleurs poussaient à foison jusque sur le mur de la ruelle, et de ses arbres, qui se penchaient avec leurs bouquets de cerises innombrables. Ah ! que j’aurais voulu pouvoir lui porter un panier de ces bonnes cerises croquantes, avec une grosse poignée de ses roses joufflues, toutes pleines de rosée le matin !… Quelle joie elle aurait eue de les voir et de les sentir ! En y pensant, je me désolais d’être seul dans ce petit coin rempli de fraîcheur et de bonnes odeurs, à l’ombre des arbres et de la vieille baraque.

Voilà ce qui faisait ma vie, au milieu de ce grand mouvement du monde, de ces disputes