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Histoire d’un paysan.

Mais avec l’ordre et l’économie qu’on a maintenant, c’est bien long à venir. Et puis tout se fait par emprunt ; ce sont nos enfants et nos petits-enfants qui payeront nos dettes ! Enfin, il faut nous contenter de ce que nous avons, jusqu’à nouvel ordre c’est assez beau.

Je n’ai pas besoin de vous peindre la mine des moines et des autres prêtres irréguliers pendant qu’on vendait leurs terres ; ils criaient, ils s’indignaient et damnaient tous les acquéreurs de biens nationaux ; mais pour de si beaux biens on pouvait risquer le purgatoire, et maître Jean n’avait pas peur de sentir le roussi ; ça rentrait même dans son état de forgeron. Il acheta donc quelques bons lots : le breuil des révérends pères, et cent cinquante arpents à Pickeholtz, c’étaient de bonnes terres fortes, dans une belle exposition. Il eut tout cela pour douze mille livres, et vous pensez s’il clignait des yeux, s’il soufflait dans ses grosses joues, de contentement et de ravissement, en revenant de la vente. Dame Catherine lui faisait bien quelques petits reproches, elle parlait bien du repos de son âme, mais lui, ce jour-là, riait et se promenait de long en large dans la salle, les mains croisées sur le dos, criant :

« Bah ! bah ! nous brûlerons deux livres de cierges en l’honneur de la sainte Vierge ; ne t’inquiéte pas, Catherine, je prends tout sur mon compte. »

Il tirait son gilet sur son ventre, en arrondissant ses gros mollets, et sifflant tout bas un petit air joyeux.

Ah ! j’aurais bien voulu prendre son marché, malgré les cris des vieilles dévotes qui le maudissaient au village. Ma mère surtout n’a jamais pu lui pardonner. Mais le parrain ne s’en portait pas plus mal, au contraire, il se disait sans doute en lui-même :

« À cette heure, je suis un homme riche. Je n’ai plus besoin de travailler à la forge, si cela m’ennuie. J’entre dans les idées de monseigneur Talleyrand de Périgord, et je puis me croiser les bras, en méprisant les envieux qui voudraient bien être à ma place. »

Ces pensées agréables faisaient en quelque sorte refleurir encore sa bonne santé, de sorte qu’il est devenu vieux, et qu’il a conservé ses grosses joues rouges et sa bonne humeur jusqu’à soixante-seize ans.

Le plus indigné contre maître Jean, c’était le père Bénédic, qui courait tout le pays pour damner les acquéreurs de biens de l’Église. Cet homme plein d’effronterie osait maudire la révolution, et depuis, jamais il ne voulut rien recevoir de dame Catherine ; il criait :

« C’est du bien volé ! » et passait devant l’auberge en se signant.

Maître Jean en riait.

Il faut pourtant que je le dise, Valentin était devenu très-amer contre le maître en ses propos ; il avait même l’idée de quitter notre forge ; c’est moi seul qui le retenais, en écoutant ses plaintes durant des heures sans l’interrompre.

Tous les biens du clergé se vendirent de la sorte, et cette vente éleva d’un coup les paysans au-dessus des ouvriers de la ville, d’autant plus que leurs terres furent dégrevées en même temps des charges féodales. Aussi la culture se mit à prospérer ; sous les moines, tout était en bois, en eaux, en pâturages, et la moitié des champs en jachères ; à quoi bon se donner de la peine ? les couvents en avaient toujours assez ! Pendant que les pauvres curés de campagne avaient à peine de quoi vivre de leur petite dîme, les moines et les capucins nageaient dans l’abondance. Les testaments, les donations, les fondations pieuses, — par crainte de l’enfer, — les redevances de toutes sortes, arrondissaient sans cesse le couvent ; et comme rien ne se partageait à la mort des religieux, tout restait en commun. Ces gens n’avaient donc qu’à se laisser vivre, à cultiver les âmes ; cela leur rapportait bien plus que de labourer la terre.

Mais pour nous ce fut autre chose ; quand on a femme et enfants il faut se remuer ; tout fut défriché, retourné, planté ; les étangs furent vidés, les jachères abandonnées pour les assolements, les engrais recueillis, et les vieilles routines souvent remplacées par des idées meilleures. Et ce n’est pas fini, tout marche encore : le drainage, le soufrage des vignes, les assurances contre la grêle, les grands travaux de desséchement et d’irrigation, les essais d’acclimatation des bonnes espèces, les nouvelles machines agricoles, montrent que la révolution étend de plus en plus ses bénédictions dans le monde, par le travail et la bonne conduite.

Seulement, et c’est bien triste à reconnaître, rien de bon ne se fait sans résistance ; la masse des imbéciles se met en travers de tous les progrès. En cette année 1790, le Midi se souleva contre les nouvelles lois ; les moines passaient là-bas pour des saints, le pauvre peuple ignorant voulait rester dans la crasse et la misère. À Montauban, Nîmes, Montpellier, Toulouse, les évêques disaient dans leurs mandements « que les prêtres ne devaient pas être soldés par des brigands ! » Les protestants étaient massacrés. Quel malheur ! pendant que les émigrés cherchaient à soulever l’Europe