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Histoire d’un paysan.

qu’on se faisait du bon temps. Tous les villages des environs : Vilschberg, Mittelbronn,

Dann, Lutzelbourg, Saint-Jean-des-Choux, marchaient au pas comme des anciens,

et les enfants de la ville autour poussait des cris de  : Vive la nation ! qui montaient jusqu’au ciel. Annette Minot, fruitière à la halle, était notre cantinière ; elle avait sa petite table de sapin, sa chaise et sa cruche d’eau-de-vie au milieu du Champ de Mars, avec des

gobelets, et son grand parapluie tricolore déployé contre le soleil. Cela ne l’empêchait pas de rôtir dessous, nous, vers les trois heures, nous n’étions pas trop à l’aise non plus, en avalant la poussière. Comme toutes ces choses me reviennent, mon Dieu ! — Et notre sergent Quéru, un gros court, les moustaches grises, les oreilles dans la perruque, ses petits yeux noirs remplis de malice, et le grand chapeau à cornes par là-dessus ! Il marchait à reculons, devant nous, le fusil en travers des cuisses, et criait : « Une ! deusse ! Une ! deusse ! Halte ! À droite, alignement ! Fixe ! En place, repos. » Et, nous voyant suer comme des malheureux, il se mettait à rire de bon cœur, et finissait par crier :

« Rompez les rangs ! »

Alors on courait à la table d’Annette Minot ; chacun se faisait un honneur d’offrir le petit verre au sergent, qui ne refusait jamais, et disait avec son accent du Midi :

« Ça marchera, citoyens ; ça promet ! »

Il aimait les petits verres, mais qu’est-ce que cela nous faisait ? C’était un bon instructeur, un brave homme, un bon patriote. Lui, le petit Trinquet, de la troisième ; Baziaux, la plus belle voix du régiment, Duchêne, un grand Lorrain de six pieds, rude comme du pain d’orge  ; enfin tous ces vieux sergents fraternisaient avec les bourgeois ; et souvent, le soir, avant la retraite, nous les voyions au club se glisser dans l’ombre des piliers de la balle, en écoutant les disputes d’un air attentif, avant d’aller à l’appel. Ces gens avaient passé des quinze et vingt ans à moisir dans les grades inférieurs, en remplissant le service des officiers nobles, et plus tard nous les avons vus capitaines, colonels, généraux ; ils sentaient cela d’avance et tenaient pour la révolution.

Le soir, maître Jean, après avoir pendu son bel uniforme dans l’armoire, serré ses épaulettes et son chapeau dans leur étui de carton, et mis sa grosse veste en tricot, étudiait la théorie ; quelquelois, en travaillant à la forge, quand on y pensaic le moins, il se mettait à crier : « Garde à vous !… Par file à droite… droite !… En avant, pas accéléré, marche !… » Pour es-

sayer

sa voix et savoir s’il avait un bon creux. Presque toujours, après souper, le grand Létumier venait s’asseoir chez nous, son genou pointu entre les deux mains, et lui posant des questions en se balançant d’un air malin sur sa chaise. Maître Jean ne voyait dans la théorie que des carrés et des attaques en masse par colonnes, parce que le sergent Quéru nous avait dit que c’était le principal à la guerre. Il devenait tout rouge et criait :

« Michel, l’ardoise ! »

Et, tous penchés sur l’ardoise, les uns derrière les autres, nous regardions les carrés sur trois et quatre hommes de profondeur, et puis les colonnes d’attaque avec des canons, qu’il nous expliquait dans les détails. Mais Létumier clignait des yeux et hochait la tête, en disant :

« Vous n’y êtes pas ! Vous n’y êtes pas, maître Jean ! »

Alors on se fâchait ; le parrain tapait avec la craie sur l’ardoise, en criant :

« C’est ça !… Je vous dis que c’est ça ! »

Tout le monde s’en mêlait, jusqu’à dame Catherine. On criait si haut, pour empêcher Létumier de répondre, qu’à la fin on ne s’entendait plus, et qu’on arrivait à dix heures sans avoir rien éclairci. Létumier partait en répétant dans l’allée :

« Vous n’y êtes pas !… Vous n’y êtes pas !… »

Et nous courions après lui jusque sur la porte, en lui répondant :

« C’est vous qui n’y êtes pas !… C’est vous ! »

Si nous avions osé, nous serions tombés dessus.

Maître Jean disait :

« Oh ! l’animal, peut-on être si bête ? Il ne comprend rien. »

Mais, à l’exercice Létumier se rattrapait ; il commandait bien, et faisait défiler ses hommes, en leur montrant la direction avec son sabre, tantôt à droite, tantôt à gauche, sans hésitation. Il fallait lui rendre cette justice ; il aurait mérité d’être lieutenant aussi bien que maître Jean, tous les Baraquins le pensaient ; mais la position de Jean Leroux, comme aubergiste et forgeron, l’élevait en grade, et puis c’était le plus bel homme du village.

Une chose qui montre bien la simplicité des nobles et des évêques de ce temps, c’est qu’aussitôt après la prise de la Bastille, au lieu de rester à l’Assemblée nationale pour soutenir leurs droits, s’ils en avaient, ces gens firent leur paquet et s’en allèrent mendier le secours de nos ennemis contre nous. Ils partaient à la file, seigneurs, évêques, domestiques, abbés, capucins, grandes dames, suivant les routes : ceux de Lorraine du côté de Trèves ; ceux d’Al-