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Histoire d’un paysan.

— À Saverne !

— À Neuviller !

— À Lixheim ! »

Ils se répandaient comme des fourmilières, et démolissaient jusqu’aux baraques des hardiers, jusqu’aux maisons des gardes forestiers du prince-évêque, sans parler des bureaux d’octroi et des barrières sur les grandes routes.

Létumier, Huré, Cochard et les autres du village vinrent aussi prendre maître Jean, pour ne pas rester en arrière de Mittelbronn, des Quatre-Vents et de Lutzelbourg. Lui Criait :

« Laissez-moi tranquille !… Faites ce qui vous plaira !… Je ne me mêle de rien. »

Mais comme presque tous les villages d’Alsace avaient déjà brûlé les papiers des couvents et des seigneurs, et que les Baraquins voulaient aussi brûler ceux de la commune, au couvent des Tiercelins à Lixheim, il mit son habit, pour tâcher de sauver nos titres. Nous partîmes ensemble, Cochard, Létumier, Huré, maître Jean, moi, tout le village.

Il fallait entendre les cris des montagnards dans la plaine, il fallait voir les bûcherons, les schlitteurs, les ségares, tout débraillés, les haches, les pioches, les faux et les fourches en l’air par milliers. Les cris montaient et descendaient comme le roulement de l’eau sur l’écluse des Trois-Étangs ; et les femmes aussi s’en mêlaient, leurs tignasses pendantes et la hachette à la main.

À Mittelbronn, chez Forbin, il ne restait plus pierre sur pierre ; tous les papiers étaient brûlés, le toit était enfoncé dans la cave. À Lixheim, on marchait dans les plumes et la paille des paillasses jusqu’au ventre, on vidait tout par les fenêtres des malheureux juifs ; on hachait leurs meubles. Quand les gens sont lâchés, ils ne se connaissent plus ; ils confondent la religion, l’amour de l’argent, la vengeance, tout !

J’ai vu les pauvres juifs se sauver du côté de la ville : leurs femmes et leurs filles, les petits enfants sur les bras, criant comme des folles, et les vieux trébuchant derrière, en sanglotant. Et pourtant quels autres avaient plus souffert que ces malheureux, sous nos rois ? Lesquels avaient eu plus à se plaindre ? — Mas on ne songeait plus à rien.

Le couvent des Tiercelins était au vieux Lixheim ; les cinq prêtres qui vivaient là gardaient les papiers de Brouviller, de Herange, de Fleisheim, de Pickeholtz, ceux des Baraques et même de Phalsbourg.

Toutes les communes, réunies avec la foule des montagnards, remplissaient les vieilles rues autour de la mairie, elles voulaient

leurs papiers, mais les Tiercelins pensaient :

« Si nous donnons les titres, ces gens nous massacreront ensuite. »

Ils ne savaient que faire, car la foule s’étendait autour du couvent et gardait tous les passages.

Quand maître Jean arriva, les maires des villages, en tricorne et gilet rouge, délibéraient prés de la fontaine : les uns voulaient tout brûler, d’autres voulaient enfoncer les portes, quelques-uns plus raisonnables, soutenaient que l’on devait réclamer les titres d’abord, et que l’on verrait après ; ils finirent par avoir le dessus. Et comme Jean Leroux avait été député au bailliage, on le choisit avec deux autres d’entre les maires, pour aller redemander les papiers. Ils partirent ensemble ; les pères Tiercelins, voyant qu’ils n’étaient que trois, leur ouvrirent, ils entrèrent, et la grosse porte se referma.

Ce qui se passa dans le couvent, maître Jean nous l’a raconté depuis : les pauvres vieux tremblaient comme des lièvres, leur supérieur, qui s’appelait père Marcel, criait que les titres étaient sous sa garde, qu’il ne pouvait les lâcher, et qu’il faudrait le tuer pour les avoir !

Mais alors maître Jean l’ayant conduit près d’une fenêtre, en lui montrant les faux qui reluisaient à perte de vue, il ne dit plus rien et monta leur ouvrir une grande armoire garnie d’un treillage en fil de fer, où les registres étaient empilés jusqu’au plafond.

Il fallut tout choisir et mettre en ordre. Comme cela durait depuis une bonne heure, les communes, croyant à la fin qu’on retenait leurs maires prisonniers, s’approchaient pour enfoncer les portes en poussant des cris terribles, lorsque maître Jean s’avança sur le balcon, avec une grosse poignée de papiers qu’il montrait d’un air joyeux, et les cris de contentement et de satisfaction s’étendirent jusqu’à l’autre bout de Lixheim. Partout on se disait en riant :

« Nous les avons !… Nous allons avoir nos papiers ! »

Maître Jean et les deux autres sortirent bientôt, traînant une charrette de registres. Ils traversèrent la foule, en criant qu’il ne fallait pas maltraiter les révérends pères Tiercelins, puisqu’ils rendaient à chacun son bien. On ne demandait pas mieux !

Chaque village reçut ses papiers à la maison commune, plusieurs en firent un feu de joie. sur la place, brûlant leurs propres titres avec ceux du couvent. Mais Jean Leroux avait les nôtres dans sa poche, c’est pourquoi les Baraques conservent leurs droits de pâture et de