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Histoire d’un paysan.

Et les malheureux paysans ne pouvaient pas même planter ce qu’ils voulaient dans leurs terres ; les prés devaient rester en prés, les terres de labour, en labour. Si le paysan changeait son champ on pré, il privait le curé de sa dîme ; s’il mettait son pré en champ, il diminuait les terrains de parcours, s’il semait du trèfle dans les jachères, il ne pouvait défendre au troupeau du seigneur où du couvent d’y venir patûrer. Ses terres étaient grevées d’arbres fruitiers, qui se louaient tous les ans au profit du seigneur ou de l’abbaye ; il ne pouvait pas détruire ces arbres, et même il était tenu de les remplacer dans l’année, quand ils périssaient. L’ombre de ces arbres, le dommage causé pour la récolte des fruits, l’empêchement de labourer, à cause de la souche et des racines, lui causaient une grande perte.

Et puis les seigneurs avaient le droit de chasser, de traverser les moissons, de ravager les récoltes dans toutes les saisons ; et le paysan qui tuait une seule pièce de gibier, même sur son propre champ, risquait les galères.

Le seigneur et l’abbaye avaient aussi le droit de troupeau à par ce qui signifiait que leur bétail allait à la pâture une heure avant celui du village. Le bétail du paysan n’avait donc que le reste et dépérissait.

La ferme du seigneur où de l’abbaye avait de plus le droit de colombier : ses pigeons innombrables couvraient les champs. Il fallait semer double chanvre, double pois, double vesce pour espérer une récolte.

Après cela, chaque père de famille devait au seigneur, dans le cours de l’an, quinze bichets d’avoine, dix poulets, vingt-quatre œufs. Il lui devait pour son compte trois journées de travail, trois pour chacun de ses fils ou domestiques, et trois par cheval ou chariot. Il lui devait de faucher sa prairie autour du château, de faner son foin et de le charroyer à sa grange au premier son de la cloche, à peine de cinq gros d’amende pour chaque défaillance. Il lui devait aussi le transport des pierres et du : bois nécessaires aux réparations de la ferme ou du château. Le seigneur le nourrissait d’un croustillon de pain et d’une gousse d’ail par journée de travail.

Voilà ce qu’on appelait la corvée.

Si je parlais encore du four banal, du moulin banal, du pressoir banal, où tout le village était forcé d’aller cuire, moudre ou presser, moyennant une redevance, bien entendu ; si je parlais du bourreau, lequel avait droit à la peau de toute bête morte, et enfin de la dîme, ce qu’on peut se figurer de pire, puisqu’il fallait donner aux curés la onzième gerbe, alors qu’on nourrissait déjà tant de religieux, moines, cha-

noines, Carmes, capucins et mendiants de tous

les ordres ; si je parlais de toutes ces charges, et de mille autres écrasant les populations des campagnes ; cela ne finirait pas !

On aurait cru que les seigneurs et les couvents avaient entrepris d’exterminer les malheureux paysans, et qu’ils cherchaient tous les moyens d’y parvenir.

Eh bien, la mesure n’était pas encore pleine !

Tant que notre pays était resté sous la domination des ducs, les droits de Son Altesse, ceux des seigneurs, abbayes, prieurés, couvents d’hommes et de femmes, suffisaient déjà pour nous accabler ; mais après la mort de Stanislas et la réunion de la Lorraine à la France, il fallut ajouter : la taille du roi, — c’est-à-dire que le père de famille devait douze sous par tête d’enfant, et autant par domestique : — la subvention du roi : tant pour les meubles ; — le vingtième du roi, ce qui signifiait le vingtième du produit net de la terre ; mais de la terre du paysan seul, car le seigneur et le clergé ne payaient pas le vingtième ; — puis la ferme sur le sel, sur le tabac, dont le seigneur et les religieux étaient aussi exempts, et la gabelle du roi, ou droits réunis.

Encore si les princes, les seigneurs, les Couvents d’hommes et de femmes, — qui gardaient les meilleures terres depuis des siècles, en forçant les malheureux paysans de labourer, de semer, de récolter pour eux, et de leur payer en outre des droits, redevances et impositions de toute sorte ! — s’ils avaient employé leurs richesses à tracer des routes, à creuser des canaux, à dessécher les marais, à bonifier le sol par des engrais, à bâtir des écoles et des hôpitaux, ce n’aurait étè que demi-mal ; mais ils ne songeaient qu’à leurs plaisirs, à leur orgueil, à leur avarice. Et quand on voyait un cardinal Louis de Rohan, un prince de l’Église, comme on disait, vivre dans la débauche à Saverne, se moquer des honnêtes gens, faire battre par ses laquais les paysans sur la route, devant sa voiture ; quand on voyait à Neuviller, à Bouxviller, à Hildeshausen, les seigneurs élever des faisanderies, des orangeries, des serres chaudes, faire des jardins d’une demi-lieue, pleins de vases en marbre, de statues et de jets d’eau, pour ressembler au roi de Versailles ; sans parler des femmes perdues, couvertes de soie qu’ils trimballaient à travers le peuple misérable ; — quand on voyait ces files de carmes déchaussés, de cordeliers, de capucins, mendier et se goberger depuis le premier jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre, — quand on voyait les baillis, les prévôts, les sénéchaux, les garde-notes et justiciers de toute sorte, ne s’inquiéter que de leurs épices, et vivre sur les inscriptions