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Histoire d’un paysan.

-Christ, notre divin maître, a voulu naître dans une étable ; il a vécu pour les pauvres, au milieu des pauvres, et il est mort pour eux.

Voilà notre modèle ! — Nos cahiers demandent, comme ceux du tiers, une constitution monarchique, où le pouvoir législatif appartienne aux états ; où l’égalité de tous devant la loi et la liberté soient établies ; où les abus de pouvoir, même dans l’Église, soient sévèrement réprimés ; où l’instruction primaire soit rendue universelle et gratuite ; et l’unité de législation établie dans tout le royaume. — La noblesse, elle, demande pour les femmes nobles le droit de porter des rubans qui les distinguent des femmes du commun ! Elle ne s’occupe que de questions d’étiquette ; elle ne dit pas un mot du peuple, elle ne lui reconnaît aucun droit et ne lui fait aucune concession, si ce n’est pour quelques inégalités dans les impôts, chose assez misérable. Nos évêques, presque tous nobles, tiennent avec la noblesse ; et nous, enfants du peuple, nous sommes avec le peuple ; n’existe donc aujourd’hui que deux partis : les privilégiés et les non privilégiés, l’aristocratie et le peuple.

Pour tout cela, Chauvel a raison. Mais il parle trop librement du roi, des princes et de la cour. La royauté est un principe. On reconnaît le vieux calviniste, qui se figure déjà tenir au pied du mur les descendants de ceux qui ont martyrisé ses ancêtres. Ne crois pas, Jean, que Charles IX, Louis XIV et même Louis XV se soient acharnés contre les réformés à cause de leur religion : ils l’ont fait croire au peuple,

car le peuple ne s’intéresse qu’à la religion, à la patrie, aux choses du cœur ; il ne se moque pas mal des dynasties, et de se faire casser les os pour les intérêts de Pierre, Paul ou Jacques ! Les rois ont donc fait croire qu’ils défendaient la religion, parce que ces calvinistes, sous prétexte de religion, voulaient fonder une république comme en Suisse ; et que de la Rochelle, leur nid, ils répandaient des idées d’égalité et de liberté dans le midi de la France. Le peuple croyait se battre pour la religion ; il se battait contre l’égalité, pour le despotisme. Comprends-tu maintenant ? Il a fallu dénicher ces calvinistes et les détruire ; sans cela ils auraient établi la république. Chauvel le sait bien ! Je suis sûr qu’au fond c’est aussi son idée, et voilà justement où nous ne sommes plus d’accord.

— Mais, s’écria maître Jean, c’est pourtant abominable de traiter les députés du tiers comme font les princes et les nobles !

— Hé ! que veux-tu, répondit le curé, l’orgueil a déjà précipité Satan dans les abîmes ! L’orgueil commence par aveugler ceux qu’il possède ; il les pousse à toutes les choses injustes et insensées. Pour le bon sens, on peut dire maintenant que les premiers sont les derniers, et les derniers les premiers. Dieu sait comment tout cela finira ! Quant à nous, mes amis, remplissons toujours nos devoirs de chrétiens : c’est le meilleur. »

Les autres écoutaient.

Le curé Christophe et son frère repartirent tout pensifs.