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Histoire d’un paysan.

que la porte nous était fermée. L’officier[1], un homme très-poli, s’excusait sur ses ordres. L’indignation nous possédait. Au bout de vingt minutes, l’assemblée était à peu près complète ; et comme l’officier de garde, malgré sa politesse, ne voulait pas nous laisser le passage libre, plusieurs députés protestèrent avec force, et puis on remonta l’avenue jusque près de la grille, au milieu du plus grand tumulte. Les uns criaient qu’il fallait se rendre à Marly, pour tenir l’assemblée sous les fenêtres du château ; les autres que le roi voulait plonger la nation dans les horreurs de la guerre civile, affamer le pays et qu’on avait jamais rien vu de semblable sous les plus grands despotes, Louis XI, Richelieu et Mazarin.

La moitié de Versailles prenait part à notre indignation ; le peuple, hommes et femmes, nous entourait et nous écoutait.

M. Bailly s’était éloigné vers dix heures ; on ne savait ce qu’il était devenu, lorsque trois députés vinrent nous avertir qu’après avoir enlevé nos papiers de l’hôtel des états, avec l’aide des commissaires qui l’accompagnaient, il s’était transporté dans une grande salle où l’on jouait ordinairement au jeu de paume, rue Saint-François. — presque en face de mon logement, — et que cette salle pourrait contenir l’assemblée.

Nous partîmes donc, escortés par le peuple, pour nous rendre au jeu de paume, en descendant la rue qui longe, par derrière, la partie du château qu’on appelle les grands communs, et nous entrâmes dans la vieille bâtisse vers midi. L’affront que nous venions de recevoir montrait assez que la noblesse et les évêques étaient las d’avoir des ménagements pour nous, qu’il fallait nous attendre à d’autres indignités, et que nous devions prendre des mesures, non-seulement en vue d’assurer l’exécution de notre mandat, mais encore de sauvegarder notre existence. Ces malheureux, habitués à n’employer que la force, ne connaissent pas d’autre loi ; heureusement, nous étions près de Paris, cela contrariait leurs projets.

Enfin, poursuivons.

La salle du jeu de paume est une construction carrée, haute d’environ trente-cinq pieds, pavée de grandes dalles, sans piliers, sans poutres de traverses, et le plafond en larges madriers ; le jour vient de quelques fenêtres bien au-dessus du sol, ce qui donne à l’intérieur un aspect sombre. Tout autour sont d’étroites galeries en planches ; il faut les traverser pour arriver dans cette espèce de halle aux blés ou de marché couvert, qui doit exister depuis longtemps. Dans tous les cas, on ne bâtit pas

en pierre de tailles pour un jeu d’enfants. Tout y manquait, les chaises et les tables ; il fallut en chercher dans les maisons du voisinage. Le maître de l’établissement, un petit homme chauve, paraissait content de l’honneur qu’on lui faisait. On établit une table au milieu de la halle et quelques chaises autour. L’assemblée était debout. La foule remplissait les galeries.

Alors Bailly, montant sur une chaise, commença par nous rappeler ce qui venait de se passer : puis il nous lut les deux lettres de M. le marquis de Brézé, maître des cérémonies, dans lesquelles ce seigneur lui communiquait l’ordre de suspendre nos réunions jusqu’à la séance royale. Ces deux lettres avaient le même objet, la seconde ajoutait seulement que l’ordre était positif. — Ensuite, M. Bailly nous proposa de mettre en délibération le parti qu’il fallait prendre.

Il est inutile, je crois, maître Jean, de vous faire comprendre notre émotion : quand on représente un grand peuple, et qu’on voit ce peuple outragé dans sa propre personne ; quand on se rappelle ce que nos pères ont souffert de la part d’une classe d’étrangers qui, depuis des centaines d’années, vivent à nos dépens, et s’efforcent de nous retenir dans la servitude ; quand on vient encore de vous rappeler avec insolence, quelques jours avant, que c’est par grâce qu’on oublie un instant la supériorité « des descendants de nos fiers conquérants, sur l’humble postérité des vaincus ! » et qu’on s’aperçoit enfin qu’au moyen de la ruse et de l’insolence, on veut continuer sur nous et nos descendants le même système, alors, à moins de mériter ce traitement abominable, on est prêt à tout sacrifier pour maintenir ses droits, et rabattre l’orgueil de ceux qui nous humilient.

Mounier, plein de calme au milieu de son indignation, eut alors une idée véritablement grande. Après nous avoir représenté combien il était étrange de voir la salle des états généraux occupée par des hommes armés, et nous, l’Assemblée nationale, à la porte, exposés au rire insultant de la noblesse et de ses laquais ; forcés de nous réfugier au jeu de paume pour ne pas interrompre nos travaux ; il s’écria que l’intention de nous blesser dans notre dignité se montrait ouvertement, qu’elle nous avertissait de toute la vivacité de l’intrigue et de l’acharnement avec lequel on cherchait à pousser notre bon roi à des mesures désastreuses ; et que, dans cette situation, les représentants de la nation n’avaient qu’une chose à faire : c’était de se lier au salut public et aux intérêts de la patrie par un serment solennel.

  1. Le comte de Vertan.