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Histoire d’un paysan.

Plusieurs députés parlèrent contre cette lettre, entre autres Camus. Ils dirent que de nouvelles conférences étaient inutiles, que la noblesse ne voudrait pas entendre raison ; que d’ailleurs les communes ne devaient pas accepter la surveillance du garde des sceaux, — lequel tiendrait naturellement avec les nobles, — que nos commissaires seraient là, devant ceux du roi, comme des plaideurs devant des juges décidés d’avance à les condamner ; et qu’il arriverait ce qui était déjà arrivé en 1589 : à cette époque, le roi avait aussi proposé de pacifier les esprits, et il les avait effectivement pacifiés par un arrêt du conseil.

Beaucoup de députés pensaient les mêmes choses ; ils regardaient cette lettre comme un véritable piége.

Malgré cela, le lendemain 29, « afin d’épuiser tous les moyens de conciliation, » on fit au roi une très-humble adresse, pour le remercier de ses bontés, et pour lui dire que les commissaires du tiers étaient prêts à reprendre leurs séances avec ceux du clergé et de la noblesse. Mais le lundi suivant, 1er juin, Rabaud de Saint-Étienne, un de nos commissaires, étant venu nous dire que le ministre Necker leur proposait d’accepter la vérification des pouvoirs par ordre, et de s’en remettre, pour tous les cas douteux, à la décision du conseil, il fallut bien reconnaître que Camus avait raison : — le roi lui-même était contre la vérification des pouvoirs en commun ; il voulait trois chambres séparées, au lieu d’une seule ; il tenait avec le clergé et la noblesse, contre le tiers état ! — Nous ne pouvions plus compter que sur nous-mêmes.

Tout ce que je vous ai raconté jusqu’ici, maître Jean, est exact, et cela vous montre que ces grands mots, ces grandes phrases, ces fleurs, comme on dit, sont inutiles. Le dernier Baraquin, pourvu qu’il ait du bon sens, voit clairement les choses, et toutes ces inventions de style sont inutiles et même nuisibles à la clarté. Tout peut être expliqué simplement : — Vous voulez ceci ? — Moi, je veux ça ! — Vous nous entourez de soldats ! — Les Parisiens sont avec nous ! — Vous avez de la poudre, des fusils, des canons, des mercenaires suisses, etc. — Nous n’avons rien que nos mandats ! Mais nous sommes las d’être dépouillés, grugés et volés. — Vous croyez être les plus forts ? — Nous verrons !

C’est le fond de l’histoire ; toutes les inventions de mots et de discours, quand le droit et la justice sont évidents, ne servent plus à rien : — On nous a bernés… Arrivons au fond des choses… Nous payons, nous voulons savoir ce que notre argent devient. Et d’abord nous voulons payer le moins possible. Nos enfants sont

soldats, nous voulons savoir qui les commande, pourquoi ces gens les commandent et ce qui nous en revient. Vous avez des ordres de la noblesse et du tiers ; pourquoi ces distinctions ? Comment les enfants de l’un sont-ils supérieurs aux enfants de l’autre ? Est-ce qu’ils sont d’une autre espèce ! Est-ce qu’ils viennent des dieux et les nôtres des animaux ? — Voilà ! c’est cela qu’il faut rendre clair.

Maintenant, continuons.

La noblesse comptait sur les troupes, elle voulait tout emporter par la force et rejeta nos Propositions. Nous étant donc réunis, le 10 juin, après la lecture des conférences de nos commissaires avec ceux de la noblesse, Mirabeau dit que les députés des communes ne pouvaient attendre davantage ; Que nous avions des devoirs à remplir, et qu’il était temps de commencer ; qu’un membre de la députation de Paris avait à proposer une motion de la plus haute importance, et qu’il invitait l’assemblée à vouloir bien l’entendre.

Ce membre était l’abbé Sieyès, un homme du Midi, de quarante à quarante-cinq ans environ. Il parle mal et d’une voix faible, mais ses idées sont très-bonnes. J’ai vendu beaucoup de ses brochures, vous le savez ; elles ont produit le plus grand bien.

Voici ce qu’il dit au milieu du silence :

« Depuis l’ouverture des états généraux, les députés des communes ont tenu une conduite franche et calme ; ils ont eu tous les égards compatibles avec leur caractère, pour la noblesse et le clergé ; tandis que ces deux ordres privilégiés ne les ont payés que d’hypocrisie et de subterfuges. L’assemblée ne peut rester plus longtemps dans l’inaction, sans trahir ses devoirs et les intérêts de ses commettants ; il faut donc vérifier les pouvoirs. La noblesse s’y refuse ; de ce qu’un ordre refuse de marcher, peut-il condamner les autres à l’immobilité ? Non ! Donc l’assemblée n’a plus autre chose à faire, que d’inviter une dernière fois les membres des deux chambres privilégiées à se rendre dans la salle des états généraux, pour assister, concourir et se soumettre à la vérification commune des pouvoirs. Et puis, en cas de refus, de passer outre. »

Mirabeau dit ensuite qu’il fallait prendre défaut contre la noblesse et le clergé.

Une seconde séance eut lieu le même jour, de cinq à huit heures ; la motion de l’abbé Sieyès fut adoptée, et l’on décida en même temps d’envoyer une adresse au roi, pour lui expliquer les motifs de l’arrêté du tiers.

Le vendredi, 12 juin, il fallut signifier aux deux autres ordres ce que nous avions décidé, et rédiger l’adresse ou roi. M. Malouet pro-