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Histoire d’un paysan.

cipal, c’est de bien veiller à ses propres affaires ; ce qu’on a vu soi-même, on le sait bien ; il faut en profiter.

Vous saurez donc qu’avant la Révolution, l’office et seigneurie de Phalsbourg avait cinq villages en dépendant : Vilschberg, Mittelbronn, Lutzelbourg, Hultenhausen et Hâzelbourg, que les gens de la ville, ceux de Vilschberg et de Hâzelbourg étaient de condition franche ; mais que ceux des autres villages, tant hommes que femmes, étaient serfs, et ne pouvaient sortir de la seigneurie, ou autrement s’absenter, sans la permission du prévôt.

Le prévôt rendait la justice à la maison commune ; il avait droit de juger les personnes et les choses ; il portait l’épée et condamnait même à la potence.

C’est sous la voûte de la mairie, où se trouve maintenant le corps de garde, qu’on mettait les accusés à la question, lorsqu’ils ne voulaient pas avouer leurs crimes. Le sergent du prévôt et le bourreau leur faisaient tellement mal, qu’on les entendait crier jusque sur la place. Et puis on dressait la potence un jour de marché, sous les vieux ormes, et le bourreau les pendait, en leur appuyant ses deux pieds sur les épaules.

Il fallait avoir le cœur bien endurci, pour penser seulement à faire un mauvais coup en ce temps !

Et Phalsbourg avait un haut passage, ce qui veut dire que chaque chariot de marchandises, comme drap, laine, Ou autres choses semblables, payait un florin à la barrière ; chaque voiture d’échalas, planches, douves et autres bois charpentés, 6 gros de Lorraine, chaque voiture de meubles riches, comme velours, soie, drap fin, 30 gros ; un cheval chargé, 2 gros ; une hotte de marchandises, 1/2 gros ; la charretée de poisson, 1/2 florin ; la charretée de beurre, d’œufs, de fromage, 6 gros ; chaque muid de sel, 6 gros, chaque rezal de seigle ou de blé, 3 gros ; le rezal d’orge ou d’avoine, 2 ; le cent de fer, 2 ; un bœuf ou une vache, 6 pfénings ; un veau, porc ou brebis, 2 pfénings ; etc.

Ainsi les gens de Phalsbourg ou des environs ne pouvaient manger, boire ou se vêtir, sans payer une somme ronde aux ducs de Lorraine.

Ensuite venait la gabelle, c’est-à-dire que tous les hôteliers, aubergistes et taverniers demeurant à Phalsbourg, ou dans les villages en dépendant, étaient tenus de payer à Son Altesse six pots de vin ou bière, pour chaque mesure encavée ou vendue. Ensuite se touchaient pour Son Altesse les lods et ventes, savoir : à la vente des maisons ou héritages, 5 florins pour 100.

Ensuite le mesurage des grains, ce qui signifiait que tous les grains : blé, seigle, orge, avoine, vendus à la halle, devaient un sou par rezal à Son Altesse.

Ensuite se payait l’étalage des foires. On en comptait trois par an : la première, à la Saint-Mathias ; la seconde, à la Saint-Modesty ; la troisième, à la Saint-Gall. Deux sergents visiteurs taxaient les places à tant, pour le bénéfice de Son Altesse.

Ensuite venaient les poids de là ville : pour le cent de laine, farine ou autres marchandises, un sou ; puis les amendes, qui se plaidaient par-devant le prévôt, mais que les conseillers de Son Altesse jugeaient et taxaient à son profit ; puis le droit de glandage et passon ; les droits d’affouage, les droits de foulon et battant ; la grosse dîme, pour les deux tiers à Son Altesse, et pour l’autre tiers à l’Église ; la petite dîme, en blé, pour l’Église seule, mais dont Son Altesse finit par lui retirer la connaissance, parce qu’elle s’aimait encore mieux que l’Église.

Et maintenant, si l’on veut savoir comment tant de braves gens se trouvaient ainsi sous la coupe de Son Altesse, de ses prévôts, baillis, sénéchaux et conseillers, il faut se rappeler qu’environ deux cents ans avant cette grande misère, un nommé Georges-Jean, comte Palatin, duc de Bavière et comte de Weldentz, qui possédait dans notre pays des forêts immenses, par la grâce des empereurs d’Allemagne, mais qui ne pouvait en tirer un centime, faute de gens pour les habiter, faute de chemins pour transporter les bois, et faute de rivières entretenues pour les flotter, s’était mis à publier en Alsace, en Lorraine et dans le Palatinat : « que tous ceux qui se sentaient du courage au travail n’avaient qu’à se rendre dans ces bois ; qu’il leur fournirait des terres, et qu’ils vivraient comme coqs en pâte ; — que lui, Jean de Weldentz, faisait cela pour la gloire de Dieu ! Que Phalsbourg étant un grand chemin entre la France, la Lorraine, le Vestrich et l’Alsace, les artisans et commerçants, charrons, maréchaux, tonneliers, cordonniers, y trouveraient un grand débit de leurs marchandises ; comme aussi les serruriers, armuriers, tapissiers, cabaretiers et autres gens industrieux ; — et que l’honneur de Dieu devant commencer toute grande entreprise, ceux qui se rendraient dans sa ville de Phalsbourg seraient exempts dé servitudes ; qu’ils pourraient bâtir, et qu’ils auraient le bois gratis ! Qu’on leur élèverait une église, pour y prêcher la pureté, la simplicité, la bonne foi ; qu’on leur construirait une école, pour enseigner aux enfants la vraie religion, attendu

que l’esprit de la jeunesse est un jardin excel-