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gagements entre le peuple et le prince étaient réciproques, et que le doge Cornaro ne pouvait abdiquer, par la seule raison que le doge Malipiero avait fait décider que le prince ne pouvait être déposé. Toutefois peu d’abdications furent un acte de vertu, peu de princes eurent le courage de s’exiler volontairement du trône et de congédier leurs flatteurs. Peu de peuples aussi eurent la force de déposer la tyrannie et de revendiquer la liberté. Quelques philosophes, ne considérant que les devoirs de la royauté, ont dit qu’abdiquer c’était déserter : les princes, en général, semblent partager cet avis et borner leurs soins à vivre longuement et à mourir en paix à leur poste. Ceux qui n’ont envisagé que les droits du pouvoir prodiguent l’éloge aux rois qui s’en dépouillent ; ceux-là ne tiennent aucun compte des circonstances qui précèdent l’abdication ; ils ne voient pas que la main qui laisse échapper le sceptre n’est plus assez forte pour le porter, et que c’est la peur de tomber du trône qui donne le courage d’en descendre.

Pour abdiquer sans crainte et sans faste, il faut être plus qu’un roi, il faut être un grand homme. Pittacus abdique la souveraineté de Mitylène, « effrayé de voir Périandre devenir le tyran de Corinthe, après en avoir été le père. » Sylla, dont le bonheur insulte à la Providence, abdique sans peur et s’endort sur son épée brisée dans le sang qu’il a versé.

Les autres abdications sont l’ouvrage de la nécessité ou de la faiblesse. Dioclétien céda le trône aux manœuvres de Galère, et s’il mérita des louanges, c’est moins pour avoir quitté l’empire que pour ne l’avoir pas regretté. Charles-Quint, lassé par la prospérité de ses ennemis, abdiqua son pouvoir (1556) avec une fastueuse indifférence qui se démentit bientôt : « Il y a aujourd’hui un an, disait le cardinal de Granville, que l’empereur abdiqua. » « Il y a aujourd’hui un an qu’il s’en repent, répondit Philippe II. Cette réponse est le mot de l’énigme de toutes les abdications. On peut l’appliquer à Christine (1654) : à peine descendue du trône, elle le regrette ; elle redemande celui de Suède ; elle convoite celui de Pologne, et l’assassinat de Monaldeschi dans le palais de Fontainebleau prouve qu’elle conservait encore quelques-unes des habitudes du pouvoir.

On prétend que le soin de leur sûreté personnelle interdit l’abdication aux usurpateurs ; on cite le mot de Périandre aux Corinthiens qui le pressaient de quitter le trône : « Il est aussi dangereux pour un tyran d’en descendre que d’en tomber ; » et la réponse apocryphe de Cromwel à sa femme qui le sollicitait d’abdiquer en faveur de Charles II : « Puisque Stuart veut oublier ce que j’ai fait à son père ; il n’est pas digne de la couronne qu’il me demande. » Dans de pareilles conjonctures, quel monarque est assez insensé pour se déterminer sous la sauvegarde de quelques exemples trompeurs ? Il faut consulter la nature des temps et l’esprit des peuples : lorsque la civilisation est avancée, le prince qui abdique de bonne foi n’a rien à craindre de celui qui lui succède. Le péril ne vient pas de l’abdication, mais du regret d’avoir quitté le pouvoir, et des trames qu’on peut ourdir pour s’en emparer de nouveau. Malgré les craintes et les vengeances qui accompagnent ordinairement les restaurations, Richard Cromwel mourut en paix dans sa patrie. Les princes légitimes courent dans les pays barbares plus de risques que les usurpateurs chez les peuples civilisés : l’abdication de Pierre III (1762) fut son arrêt da mort, et Paul Ier périt pour n’avoir pas voulu abdiquer (1801).

L’abdication n’est donc que l’abandon du pouvoir qu’on ne peut plus conserver ; c’est ainsi qu’Auguste abdiqua le trône de Pologne sous l’épée de Charles XII (1705), et qu’il y remonta après la défaite de son ennemi à Pultawa (1709). C’est quelquefois une vaine cérémonie ; Stanislas Leczinski, abdiquant deux fois une couronne qui ne s’était jamais reposée sur sa tête, en offre un exemple.

Les mots qu’emploie la politique ressemblent à la monnaie ; leur valeur est convenue et non intrinsèque. On appelle abdication la fuite de Jacques II, chassé d’Angleterre par le peuple ; Gustave IV abdiqua, le 14 mars 1809, le trône de Suède : il avait été déposé le 13. [Charles X n’était plus roi non plus, lorsqu’il renonça à la couronne en faveur de son petit-fils.] Ce mot pompeux d’abdication n’est qu’un voile apparent couvrant une nécessité cachée de descendre du trône. Il est vrai que dans les pays livrés à la superstition, la peur de l’enfer peut l’emporter sur l’ardeur de régner : Philippe V (1724) et Amurath II (1442) quittèrent le pouvoir pour vivre avec des moines et des derviches ; mais bientôt le dégoût des derviches et des moines les replaça sur le trône.

Cependant, l’avant-dernier siècle nous a transmis l’exemple d’une abdication véritable et solennelle. Sous prétexte d’ôter à ses rois le pouvoir d’opprimer la liberté, l’anarchique aristocratie de Pologne leur avait enlevé la puissance de défendre le territoire. Casimir V, ne pouvant lutter ni contre les ennemis extérieurs, ni contre les factions intérieures, convoque une diète, fait aux palatins un tableau véhément des dissensions qui ruinent le pays : « Le Moscovite, leur dit-il, envahira la Lithuanie, la Prusse s’emparera de la grande Pologne, et je crois déjà voir l’Autriche dans Cracovie. » Après cette prophétique apostro-