Page:Encyclopédie méthodique - Physique, T2.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chent à y suppléer par leurs autres sens ; aussi s’occupent-ils de leur perfectionnement, particulièrement de l’ouïe & du toucher. Dans un ouvrage intitulé : Lettre sur les aveugles, à l’usage de ceux qui voient, publié par un auteur anonyme, on cite plusieurs exemples du développement des facultés intellectuelles, & de la perfection des sens qui leur restent.

Un aveugle-né qui demeuroit à Puiseau en Gâtinois, étoit chimiste & musicien ; il enseignoit à lire à son fils avec des caactères en relief, & jugeoit fort exactement des symétries. Il adressoit très-sûrement au bruit & à la voix ; estimoit la proximité du feu au degré de la chaleur ; la plénitude des vaisseaux au bruit que faisoient, en tombant, les liqueurs qu’il transvasoit, & le voisinage des corps à l’action de l’air sur son visage. Il apprécioit exactement le poids des corps & les capacités des vaisseaux ; & il s’étoit fait, de ses bras, des balances fort justes, & de ses doigts des compas presqu’infaillibles. Le poli des corps étoit pour lui autant de nuances que pour les voyans. Il faisoit de petits ouvrages au tour & à l’aiguille, niveloit à l’équerre, montoit & démontoit les machines ordinaires, exécutoit un morceau de musique dont on lui donnoit les notes & les valeurs ; enfin, il estimoit avec une grande précision la durée du temps par la succession des actions & des pensées.

Saunderson, originaire de la province d’Yorck, perdit la vue à un an, & n’avoit en conséquence pas plus d’idée de la lumière qu’un aveugle-né. Son tact étoit tellement perfectionné, qu’il discernoit les fausses médailles, quoiqu’elles fussent assez bien contrefaites pour tromper les yeux d’un connoisseur ; il jugeoit l’exactitude des divisions d’un instrument de mathématique. Mais ce qui paroîtra plus extraordinaire, c’est qu’il fut nommé professeur de mathématiques à Cambridge en 1711, à la place de Wiston, qui avoit abdiqué sa chaire : il y enseigna particulièrement l’optique de Newton, & toute la théorie de la vision. Il inventa plusieurs machines, & publia des élémens d’algèbre.

Il étoit affecté par les moindres vicissitudes de l’atmosphère, de manière à en distinguer les plus légères variations. Quelques savans faisant des observations sur le soleil dans les jardins de l’Université, Saunderson distingua jusqu’aux plus petits nuages qui se plaçoient sous le soleil, & interrompoient les observateurs. Toutes les fois qu’il passoit, même à une distance assez éloignée, quelque corps devant son visage, il le disoit, & assignoit le volume du corps qui venoit de passer. Lorsqu’il se promenoit, il connoissoit, quand l’air étoit calme, qu’il passoit auprès d’un objet, d’un arbre, d’un mur, &c. Introduit dans une chambre, il jugeait de son étendue, sans erreur, à une ligne près, en se plaçant au milieu, & cela parce qu’il ne se méprenoit jamais à la distance qui le séparoit du mur.

En rendant la vue à des aveugles-nés, on a cherché à étudier la marche progressive de la vision, afin d’appliquer les résultats de l’observation à la solution d’une foule de phénomènes dont il étoit difficile de déterminer la cause : tel est particulièrement le jugement que nous portons sur la position, la forme, la grandeur & la distance des objets. Chelzan, fameux chirurgien de Londres, ayant fait l’opération de la cataracte à un jeune homme de treize ans, aveugle de naissance, & ayant réussi à lui donner le sens de la vue, observa la manière dont ce jeune homme commença à voir, & publia ensuite, dans les Transactions philosophiques, no. 482, les remarques qu’il avoit faites à ce sujet. Nous allons transcrire la traduction que Buffon a faite de cet article.

« Ce jeune homme, quoiqu’aveugle, ne l’étoit pas absolument & entièrement : comme la cécité provenoit d’une cataracte, il étoit dans le cas de tous les aveugles de cette espèce, qui pouvoient toujours distinguer le jour & la nuit ; il distinguoit même, à une forte lumière, le noir, le blanc & le rouge vif, qu’on nomme écarlate ; mais il ne voyoit ni n’entrevoyoit en aucune façon la forme des choses.

» On ne lui fit l’opération d’abord que sur l’un des yeux. Lorsqu’il vit pour la première fois, il étoit si éloigné de pouvoir juger en aucune façon des distances, qu’il croyoit que tous les objets, indifféremment, touchoient ses yeux (ce fut l’expression dont il se servit), comme les choses qu’il palpoit touchoient sa peau. Les objets qui lui étoient les plus agréables, étoient ceux dont la forme étoit unie & la figure régulière, quoiqu’il ne pût encore former aucun jugement sur leur forme, ni dire pourquoi ils lui paroissoient plus agréables que les autres : il n’avoit eu, pendant le temps de son aveuglement, que des idées si foibles des couleurs qu’il pouvoit alors distinguer à une forte lumière, qu’elles n’avoient pas laissé de traces suffisantes pour qu’il pût les reconnoître lorsqu’il les vit en effet ; il disoit que les couleurs qu’il voyoit, n’étoient pas les mêmes que celles qu’il avoit vues autrefois : il ne connoissoit la forme d’aucun objet, & il ne distinguoit aucune chose d’une autre, quelque différentes qu’elles pussent être de figure & de grandeur. Lorsqu’on lui montroit les choses qu’il connoissoit auparavant par le toucher, il les regardoit avec attention, & les observoit avec soin pour les reconnoître une autre fois ; mais comme il avoit trop d’objets à reconnoître à la fois, il en oublioit la plus grande partie ; & dans le commencement qu’il apprenoit (comme il disoit) à voir, à reconnoître les objets, il oublioit mille choses pour une qu’il retenoit. Il étoit fort surpris que les choses qu’il avoit le mieux aimées, n’étoient pas celles qui étoient les plus agréables à ses yeux, & il s’attendoit à trouver les plus belles, les personnes qu’il aimoit le mieux.

» Il se passa plus de deux mois avant qu’il pût re-