personnelle. Il est donc à propos d’exposer briévement & clairement mon opinion sur ce point, je considérerai ensuite ses difficultés.
Premièrement, une substance particulière est, selon moi, la même qu’elle étoit auparavant lorsqu’elle répond parfaitement à l’idée que j’en avois alors & que je supposois lui être conforme à son original. Par exemple, l’identité d’une substance matérielle, en différens tems, consiste en ce qu’elle soit exactement composée des mêmes parties numériques, sans qu’elle en ait de nouvelles, & sans qu’il lui en manque aucune de celles qu’elle avoit d’abord.
En second lieu, un mode particulier, tel qu’un mode du mouvement, n’étant pas capable d’une continuité d’existence, comme l’être & la substance, mais périssant à chaque instant, ne peut pas avoir une identité semblable à celle de la substance, une identité qui consiste dans le même mode numérique de mouvement en différens tems. Un mode n’est point le même en des tems différens : il n’est numériquement le même que dans le moment qu’il existe. De même un mode particulier de la pensée est incapable d’une continuité d’existence. Son identité consiste donc uniquement à être l’acte numérique qu’il est en effet.
Troisièmement, l’identité d’un chêne, d’un animal, d’un homme, consiste dans une continuité d’existence sous une organisation déterminée de parties. Un chêne dont l’ombre couvre plusieurs toises de terrein, est réputé le même qu’il étoit il y a cent ans lorsqu’il avoit à peine quelques pieds de hauteur, parce qu’il continue d’exister ou de végéter sous une certaine organisation de parties, propre des végétaux ; & de même un animal, un homme, est appellé le même homme ou le même animal à vingt ans, qu’il étoit à quatre, parce qu’il continue à vivre sous la forme & l’organisation animale ou humaine, quand même la vie végétale, animale ou humaine se trouveroit unie dans le chêne, dans l’animal & dans l’homme, à différentes parties de matière en différens tems.
Quatrièmement, outre ces trois espèces d’identité, il y en a une quatrième fort différente de celles-là, & qu’on appelle quelquefois identité personnelle. Pour comprendre en quoi consiste l’identité personnelle, ce qui constitue le moi, examinons quelles sont les idées auxquelles on a coutume d’appliquer le moi, ou la personnalité. Si quelqu’un m’accuse d’avoir commis cette nuit un meurtre dont je ne me sens pas coupable, je nie que j’aye fait cette action, & je ne saurois me l’attribuer, parce que je n’ai pas le sentiment intérieur de l’avoir faite. Supposons pourtant que dans le tems d’une courte frénésie j’aye tué un homme, & que revenu à moi au bout de quelques heures, je n’aye aucun sentiment intérieur d’avoir commis ce crime, je ne puis pas plus m’attribuer cette action, à moi, que je ne le pourrois si elle avoit été faite par un autre. L’homme frénétique & l’homme jouissant de sa raison, sont deux personnes aussi distinctes l’une de l’autre que deux autres hommes, & doivent être considérés comme tels dans les tribunaux de justice, lorsqu’il est prouvé que le sentiment intérieur manque : il seroit aussi injuste de punir l’homme sage des crimes commis par l’homme frénétique, que de punir un homme quelconque de fautes d’un autre homme, quoique l’homme sage & l’homme frénétique soient pourtant le même homme dans deux états différens, ou sous deux personnes différentes.
Enfin si j’avois l’imagination assez frappée pour être persuadé d’avoir commis un meurtre que je n’ai pourtant pas commis, ensorte que je ne pourrois distinguer en moi cette action des autres que j’ai réellement faites, je ne pourrois pas plus m’empêcher de m’attribuer ce crime, que toute autre action dont j’ai le sentiment intérieur. Il paroît donc évident que l’identité personnelle consiste uniquement dans le sentiment intérieur, puisque je ne puis me distinguer des autres, & m’attribuer certaines actions passées, qu’autant que mon sentiment intérieur s’étend à ces actions. Pour avoir une idée encore plus claire de l’identité personnelle, on n’a qu’à considérer que notre chair, tandis qu’elle est unie par la vie à la pensée ou au sentiment intérieur qui fait le moi, est une partie de nous-mêmes ; & qu’alors la nouvelle chair qui la remplace, unie au même sentiment intérieur, devient aussi réellement partie de nous-mêmes que l’autre l’étoit auparavant.
La question entre M. Clarke & moi, est de savoir si la supposition que l’identité personnelle consiste dans le sentiment intérieur, & que le sentiment intérieur est un mode d’un systême de matière qui s’écoule sans cesse, si, dis-je, cette supposition rend le dogme de la résurrection inconcevable & incroyable, & la distribution des peines & des récompenses de l’autre vie, tout-à-fait injuste.
« Si la pensée, dit M. Clarke, n’est réellement qu’un mode qui résidant dans un systême de matière lâche & dans un flux continuel, doit se dissiper continuellement, & périr enfin à la dissolution du systême corporel, alors la réhabilitation de la faculté de penser dans le même corps au moment de la résurrection, ne sera pas un rétablissement réel de la même personne individuelle, mais la création d’une nouvelle personne, comme l’union d’une nouvelle faculté