nous ne pouvons pas assurer que la pensée ne consiste pas dans le mouvement particulier des esprits dans le cerveau, à moins que nous n’ayons une idée du mouvement de ces esprits, & une idée de la nature de la pensée qui nous la représente aussi distinctement comme quelque chose de différent d’un mode du mouvement, ou comme différente de toute propriété ou affection de la matière : idées que M. Clarke ne peut pas se flatter d’avoir. Du moins il n’y paroît pas.
Je me suis un peu étendu sur cet article, parce que j’étois bien aise de poser des principes qui servissent à faire envisager la question sous son véritable point de vue. Autrement je n’aurois rien eu à répondre à un raisonnement qui ne faisant qu’affirmer, sans donner de preuves, n’est rien pour quiconque cherche à être convaincu.
En effet M. Clarke se contente d’assurer qu’il a une certitude intuitive que la pensée n’est pas un mode du mouvement. Tant qu’il se bornera à l’assurer sans le prouver, un autre pourra dire avec la même confiance qu’il connoît assez la nature de la pensée, & les différens effets du mouvement pour percevoir clairement que la pensée est un mode du mouvement ; & un troisième pourra avouer qu’il connoît trop peu la nature de la pensée, pour savoir si elle est ou si elle n’est pas un mode du mouvement. Il en résulteroit trois sentimens destitués de preuves que l’on pourroit soumettre au jugement des savans, mais dont aucun ne seroit propre à convaincre. À la vérité, M. Clarke affirme son sentiment en des termes beaucoup plus forts que ceux que j’ai rapportés, & il veut bien regarder mes doutes & mes suppositions comme plus absurdes & plus ridicules que les propositions les plus fausses & les plus extravagantes qu’il leur compare. Mais au fond des mots ne sont pas des preuves, & ses assertions les plus violentes ne sont pas mieux prouvées que ses propositions les plus modestes & les plus honnêtes. Cependant, comme il leur donne le caractère de démonstration, sans doute parce qu’elles le portent dans son esprit, je me crois obligé de les examiner pour en faire connoître le fort ou le foible.
2o. La seconde raison qui porte M. Clarke à décider que la pensée ne peut pas être un mode du mouvement, c’est que « si la pensée étoit une espèce de mouvement, il s’ensuivroit que tous les mouvemens seroient des degrés de la pensée ».
Il suffit de répondre à cela & à tout ce que M. Clarke y ajoute, que la matière est par-tout la même, & toute homogène, mais que suivant les différentes modifications qu’elle reçoit du mouvement elle devient feu ou eau, &c. ou qu’elle produit des odeurs, des saveurs, des sons, &c. Et comme on suppose que le mouvement ne sauroit produire que du mouvement, toutes les différences d’un corps à un autre ne sont que des modes du mouvement. Si donc il s’ensuit que l’on ait raison de dire que tout mouvement est un degré de feu, un degré d’eau, ou un degré de toutes les espèces d’odeurs, un degré de tous les sons, un degré d’amertume & de douceur, un degré de végétation ou de corruption, &c. je permets que l’on dise dans ce sens que tout mouvement est un degré de pensée, supposé que la pensée soit un mode du mouvement.
3o. « Si la pensée étoit un mode du mouvement, dit encore M. Clarke, le mouvement seroit alors une propriété plus générique que la pensée : au lieu qu’il est évident que la pensée est une faculté infiniment plus générique que la figure & le mouvement, ou toute autre qualité de la matière. Il y a autant d’idées de figures qu’il y a de figures mêmes ; & il y a autant d’idées de mouvemens qu’il y a d’espèces de mouvemens. Il y a de plus autant d’autres idées qu’il y a d’autres choses dans le monde auxquelles l’esprit peut penser ; & toutes ces nouvelles idées sont des modes ou des espèces de pensées. Donc il y a plus de pensées que de figures & de mouvemens : donc la faculté de penser est plus générique que la figure & le mouvement ».
D’abord lorsqu’on dit que le mouvement est plus générique qu’aucune espèce particulière du mouvement, & que la figure est de même plus générique qu’aucune espèce particulière de figure, on considère la figure & le mouvement comme des idées abstraites qui comprennent tous les modes possibles de la figure & du mouvement, en ce sens que toute espèce particulière de mouvement ou de figure se rapporte à ces idées abstraites du mouvement & de la figure ; au lieu que l’idée abstraite du mouvement circulaire, & celle du quarré, ne comprennent qu’un mode particulier du mouvement & une espèce de figure. Ainsi le mouvement & la figure sont réputés plus génériques qu’aucune espèce particulière de figures & de mouvemens, parce qu’ils comprennent les idées de toutes les espèces ou de tous les modes possibles de la figure & du mouvement.
Mais lorsque M. Clarke appelle la pensée une propriété plus générique dans l’homme que le mouvement & la figure, j’avoue de bonne foi que je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Entend-il que la pensée est une faculté composée de mouvement & de figure ? Et en vérité je ne vois pas qu’il puisse entendre autre chose, suivant le sens propre que les termes de propriété plus générique peuvent avoir ici. Or si telle est sa pensée, & que d’ailleurs on ait raison d’appeler une pro-