impose l’obligation de faire voir que sa disjonction n’est pas susceptible d’un nouveau membre. Tant qu’il ne l’aura pas prouvé, on pourra toujours lui dire qu’il raisonne d’après une supposition gratuite, qu’il conclut de ce qu’il fait à ce qu’il ne fait pas ; que la matière peut avoir des qualités inconnues qui ne ressemblent point aux qualités que nous connoissons, & qui par conséquent ne sont point comprises dans sa distribution. Il exige que je lui assigne quelqu’une de ces qualités inconnues : c’est trop exiger. Car, dans mon objection, je n’assure pas qu’il y en ait. Je dis seulement qu’il peut y en avoir, & qu’il raisonne de ce qu’il ne connoît pas comme de ce qu’il connoît. Pour satisfaire à mon objection, M. Clarke devoit donc prouver que la matière ne peut pas avoir des qualités d’une autre espèce que celles que nous lui connoissons.
2o. Je ne me suis pas contenté de faire voir l’insuffisance de sa disjonction précaire, en soupçonnant que la matière pouvoit avoir des propriétés inconnues qu’elle ne comprît pas ; j’ai encore assigné certaines propriétés connues de la matière, qui ne rentrent point dans cette disjonction. Telle est, par exemple, la propriété que l’œil a de contribuer à l’acte de la vision. Car, quoique je regarde l’œil comme l’organe de la vision, le nez celui de l’odorat, le poumon celui de la respiration, & le cerveau celui de la pensée, cependant, afin de ne pas tomber dans l’inconvénient de supposer ce qui fait l’objet de la question, je n’attribue au systême de matière appellé œil, que ce qui est reconnu de tout le monde comme un fait incontestable, savoir, que, par une disposition singulière des parties qui le composent, il reçoit l’impression des objets extérieurs, & contribue ainsi par sa modification propre à l’acte de la vision. Or certainement cette modification d’un tel systême de matière n’est point inhérente dans ses différentes parties, de la même manière que la grandeur & le mouvement dans le corps. « Que l’on divise & que l’on varie la matière autant que l’on voudra, il y aura toujours de la grandeur & il pourra y avoir du mouvement ; mais que l’on divise ou altère quelque partie de l’œil, fût-ce la plus petite, la propriété de contribuer à l’acte de la vision cesse entièrement ».
Pour mettre cette matière dans une nouvelle évidence, j’observerai que l’œil n’est pas le seul systême de matière qui ait une propriété dont les différentes parties qui le composent, ne jouissent point en particulier & séparément du tout. Les organes des autres sens ont le même privilège. Que dis-je ? Tout ce que nous voyons, goûtons, entendons, touchons ou sentons, peut nous convaincre qu’il existe dans divers systêmes de matière, des qualités qui ne sont point la somme d’autres qualités partielles semblables. Un instrument de musique, touché d’une certaine manière, peut produire en nous diverses sensations agréables : cette propriété qu’il a d’être touché, & d’agir agréablement sur nous, est une modification particulière du corps total qu’on ne peut pas regarder comme le résultat d’autres propriétés de la même espèce inhérentes à ses différentes parties prises séparément, puisque leur union en un tel systême de matière est absolument nécessaire pour qu’il conserve la faculté de produire en nous des sensations flatteuses. Les cordes seules d’un violon sans la caisse, ni la caisse seule sans les cordes, ne produiroient point ces sons harmonieux que produit l’instrument entier sous l’archet d’un habile musicien.
Les figures particulières des corps, telle que la rondeur, le quarré, &c. ne sont-elles pas encore des qualités qui ne se forment point d’autres qualités semblables ? Car les parties d’un corps rond ne sont pas nécessairement rondes, ni les parties d’un corps quarré ou cubique, nécessairement quarrées ou cubiques. Qu’on divise un corps rond en un certain nombre de parties, la rondeur cessera entièrement : Elle n’étoit donc pas la somme d’autant de rondeurs qu’il y avoit de parties dans le corps entier. Un quarré peut être divisé en quatre parties triangulaires : dans cette supposition la quadrature du corps entier n’est pas la somme de quatre quarrés, mais de quatre triangles assemblés d’une certaine manière.
Mais, dit M. Clarke » la vue n’est point une qualité qui soit réellement inhérente dans l’œil. Il n’y a, dans cette organe extérieur, qu’une certaine situation de parties, une disposition particulière de pores, qui devient l’occasion d’un effet tout-à-fait étranger à l’œil produit dans quelque autre substance par les rayons qui, traversant les pores de l’œil, sont transmis au delà. Ainsi cette prétendue qualité de l’œil doit être rangée dans la troisième classe ; c’est une de ces qualités improprement dites, ou plutôt de ces noms purement abstraits inventés pour désigner certain effets ou phénomènes qui ne résident en aucun sujet. »
M. Clarke paroît confondre, dans cet article, la seconde & la troisième classes des qualités improprement dites. Selon lui la faculté de voir, attribuée à l’œil, est un effet produit dans quelque autre substance, & en même-tems un effet qui ne réside dans aucun sujet. Je vais tâcher de prouver que la vision n’est ni l’une ni l’autre. D’abord pour m’en tenir aux termes de M. Clarke, qu’est-ce que la transmission des rayons, sinon une opération des parties de l’œil modifiées d’une certaine manière ? N’est-ce pas par cette opération particulière de l’œil, que l’ame devient capable de voir les objets ? Cette opération, ou modifi-