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moi, un exemple de la manière dont la faculté individuelle de penser peut se trouver dans la matière. Les parties qui composent le cerveau humain peuvent avoir sous cette modification, la faculté de penser, soit à titre de production naturelle, soit comme une vertu que Dieu ajoute à une telle combinaison de parties matérielles, quoique chacune prise séparément ou sous toute autre forme, n’ait point cette faculté.

» Le défaut de l’argument de M. Clarke, lequel me paroît avoir échappé à sa pénétration, consiste en ce qu’il entend par faculté individuelle, une propriété qui ne peut appartenir qu’à un être individuel. C’est-là supposer ce qui est en question, savoir si la faculté de penser est une propriété individuelle de cette espèce. Notre docteur ne dit pas un mot qui tende à prouver cette assertion ; & il a bien raison : car pour la prouver, il faudroit connoître parfaitement la nature de la pensée. Nous pouvons, à la vérité, distinguer plusieurs espèces de pensées les unes des autres. Mais la pensée est-elle une opération qui ne puisse procéder que d’un être individuel ? Ou bien peut-elle résider dans un être composé de parties actuellement séparées & distinctes ? C’est ce que nous ignorerons jusqu’à ce qu’on en donne une meilleure preuve que celle de M. Clarke. Il ne suffit pas d’appeler la faculté de penser une propriété individuelle pour démontrer qu’elle appartient en propre à un être individuel, à l’exclusion de toute autre.

» M. Clarke répond à cette objection que toutes les propriétés, qualités, ou facultés peuvent se ranger sous trois classes.

» I. Il y en a qui sont, à proprement parler, inhérentes à la substance à laquelle on les attribue ; & il est évident qu’une qualité ou faculté de cette espèce qui est ou qui peut être inhérente à un systême quelconque de matière, n’est que la somme ou l’aggrégat des qualités ou facultés de la même espèce inhérentes à chaque partie du composé. La grandeur d’un corps n’est que la somme des grandeurs de toutes ses parties. Son mouvement n’est que la somme des mouvemens de toutes ses parties. Si la pensée pouvoit de-même être une faculté inhérente à un systême de matière, elle seroit nécessairement la somme & le résultat des pensées des diverses parties, & ainsi, il y auroit dans le corps total autant de pensées ou de sentimens intérieurs individuels que de particules matérielles.

» II. Il y a d’autres facultés que l’on regarde ordinairement comme individuelles qui résident dans le systême total && résultent du tout-ensemble, sans résider partiellement dans chacune ou aucune de ses parties composantes : telle est l’odeur de certains corps, la couleur, & autres semblables ; mais leur prétendue individualité est une erreur grossière & populaire.

» III. D’autres facultés, comme le magnétisme, & l’attraction électrique, ne sont pas du tout des qualités réelles qui résident dans quelque sujet, mais des noms abstraits dont nous servons pour exprimer les effets de certains mouvemens déterminés d’un fluide matériel. La pesanteur n’est pas elle-même une qualité inhérente à la matière, ni qui puisse résulter d’aucune composition ou combinaison de parties, mais un effet de l’action continue & régulière d’un autre corps sur elle, en vertu de quoi toutes les parties tendent les unes vers les autres.

» Il faut nécessairement que toutes les qualités possibles, modes ou facultés, se rangent dans l’une ces trois classes. Il est donc question de savoir de quelle espèce est la faculté que l’on nomme sentiment intérieur ou faculté de penser. Il ne paroît pas qu’elle soit un nom abstrait ; & je ne suppose pas que personne la regarde comme un effet produit dans ou sur une substance étrangère, semblable à l’odeur & à la couleur d’une rose qui ne sont point des qualités individuelles propres de la rose même, mais de simples sensations excitées dans celui qui la flaire ou qui la voit. La pensée est une qualité ou faculté vraiment & réellement inhérente à la substance qui la possede. Si donc cette substance pensante est un systême matériel, il est démontré en toute rigueur philosophique que le sentiment intérieur est inhérent à chaque portion d’un tel systême prise séparément, comme au tout-ensemble. Supposer qu’une faculté ou qualité de ce genre résulte des différentes parties qui composent le tout, c’est une contradiction directe & manifeste. C’est supposer un composé sans parties, un effet sans cause. Ou bien il faut prétendre que Dieu, par sa puissance infinie, tire cette faculté du néant & la met dans un sujet où il la fait exister sans qu’elle lui soit inhérente, quoiqu’en même temps on suppose qu’elle lui appartient en propre. »

Avant que de répondre directement à M. Clarke, il est à propos de fixer la signification précise de quelques mots décisifs dans la question présente. Il s’agit de savoir si un systême de matière peut avoir la faculté de penser, ou un sentiment intérieur individuel, soit à titre de modification naturelle, soit comme une vertu que Dieu ajoute à un tel arrangement de parties matérielles. Il paroît évident, par cet énoncé même, que par la faculté de penser, on n’entend