ceux qui se fondent entièrement sur cet argument n’auront plus aucun prétexte pour se refuser à l’évidence des preuves que vous avez tirées de l’écriture & des premiers pères pour montrer que l’âme est un principe naturellement mortel.
Le principal argument en faveur de l’immortalité naturelle de l’ame est fondé sur la supposition de son immatérialité. C’est pourquoi l’on a fait les plus grands efforts pour prouver que l’ame étoit une substance immatérielle. Parmi ceux qui se sont distingués dans cette carrière, le célèbre & savant docteur Samuel Clarke tient sans contredit le premier rang. Il a répondu à votre discours, & dans sa réponse il s’est proposé de démontrer qu’il étoit impossible que l’ame fût matérielle. Ses raisonnemens subtils & adroits méritent un examen impartial.
Je suppose que le docteur Clarke entend par l’ame un principe pensant, ou, comme il s’exprime lui-même, un principe qui a un sentiment intérieur individuel, une conscience.
En disant que l’ame ne peut pas être matérielle, il entend sans doute que la substance qui a de la solidité, ne peut pas avoir la faculté de penser, ou que la même substance ne peut pas être en même temps solide & pensante.
Pour démontrer cette impossibilité, il falloit d’abord commencer par expliquer le vrai sens du mot substance, & puis faire voir en quoi consiste l’identité de la même substance. Mais on a jugé à propos d’omettre ces préliminaires, quelque nécessaires qu’ils fussent. Le docteur Clarke ayant rapporté les divers argumens qui, dit-il, ont été employés par les hommes les plus savans & les plus célèbres dans tous les âges pour prouver que la matière ne peut pas être élevée à la faculté de penser, il ajoute. « La même chose peut se démontrer par la simple considération du sentiment intérieur que l’ame a d’elle-même. Car, la matière étant une substance divisible, composée de parties qui peuvent toujours être séparées les unes des autres, ou qui même sont actuellement séparées & distinctes, il est évident qu’un systême de matière quelconque, dans quelque composition ou division que ce soit, ne peut être une substance individuelle ayant le sentiment intérieur de son individualité. Elle ne pourroit avoir ce sentiment intérieur à moins qu’il ne lui fût essentiel ; & s’il lui étoit essentiel, chaque particule de matière seroit le résultat d’une multitude innombrable de sentimens intérieurs & distincts. Supposons deux ou trois cent parties de matière éloignées les unes des autres d’un mille, ou de toute autre distance quelconque : est-il possible que ces parties ainsi séparées forment une substance individuelle qui ait le sentiment intérieur de son individualité ? Rapprochons ces parties jusqu’à se toucher, de sorte qu’elles soient réunies en un système ou corps : donnons-leur encore du mouvement ; en seront-elles moins réellement distinctes dans cet état d’aggrégation & d’agitation, que lorsqu’elles étoient plus éloignées les unes des autres ? Comment donc leur réunion, ou leur mouvement pourroit il en faire un être individuel sentant intérieurement son individualité ? Faites intervenir, si vous voulez, la puissance infinie de Dieu. Supposez qu’il ajoute le sentiment intérieur à cette masse composée de l’assemblage de plusieurs parties ; comme chacune de ces parties est un être distinct, leur collection ne pourra pas encore être le sujet d’inhérence d’une telle faculté. Car ce n’est point un seul sujet ; ce sont plusieurs sujets. Il n’y auroit donc pas un seul sentiment intérieur, mais autant de sentimens intérieurs que de parties, & dès-lors point d’individualité. Si donc Dieu ajoute le sentiment intérieur d’individualité à un systême quelconque de matière, ce ne peut être qu’en lui unissant une autre substance individuelle. Donc l’ame, principe pensant qui a le sentiment intérieur de son individualité, ne peut pas être une substance matérielle. »
Tel est le raisonnement du docteur Clarke. Je l’ai copié en entier, afin que l’on soit en état de juger de la justesse ou de la fausseté des observations suivantes.
I. Il suffit à un sujet quelconque d’être une substance individuelle pour être capable de recevoir la faculté de penser soit à titre d’appanage naturel, soit comme un présent de la libéralité de Dieu. M. Clarke le suppose. Il suppose de plus que la matière consiste en une multitude de parties actuellement séparées & distinctes. Il est vrai qu’il la croit aussi divisible, ce qui m’étonne ; car ce qui est actuellement divisé en parties séparées & distinctes n’est plus divisible. Quoi qu’il en soit, tenons-nous-en aux deux premières suppositions qui servent de base à l’argument de cet habile métaphysicien, & voyons si elles ne le meneront pas à une conclusion contraire à celle qu’il en tire. Tout sujet individuel peut avoir la faculté de penser : la matière est composée de parties séparées & distinctes. Or chaque partie de matière séparée & distincte est un être individuel : car, qu’est-ce que l’individualité, sinon ce qui sépare ou distingue un être de tous les autres ? Donc chaque partie de matière peut être un principe pensant, ou avoir un sentiment intérieur individuel. M. Clarke se trouve ainsi forcé, par son propre raisonnement, à reconnoître que l’âme qui pense, ou qui a un sentiment intérieur individuel, peut être une substance matérielle.