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il n’y a point un être réel qui soit le plaisir, ni un autre qui soit la douleur.

Les hommes veulent savoir & connoître, & ie flattent d’être parvenus au but, quand ils n’ont fait qu’imaginer des noms qui, à la vente, arrêtent leur curiosité, mais qui au fond ne les éclairent point. Ne vaùdroit-il pas mieux demeurer en chemin que de s’égarer ? L’erreur est pire que l’ignorance : celle-ci nous laisse tels que nous sommes ; si elle ne nous donne rien, du moins elle ne nous fait rien perdre ; au lieu que l’erreur séduit l’efprit, éteint les lumières naturelles, & influe sur la conduite.

Les poètes ont amuse 1 imagination en réalisant des termes abstraits ; le peuple payen a été trompé : mais Platon lui-même qui bannissoit les poètes de fa république, n’a-t-il pas été séduit par des idées qui n’étoient que des abstractions de son esprit ? Les philosophes, les métaphysiciens, &si je l’osc dire, les géomètres même ont été séduits par des abstractions ; les uns par des formes substantielles, par des vertus occultes ; les autres par des privations, ou par des attractions. Le point métaphysique, par exemple, n’est qu’une pure abstraction, aussi-bien que la longueur. Je puis considérer la distance qu’il y a d’une ville à une autre, & n’être occupé que de cette distance ; je puis considérer aussi le terme d’où je^suis parti, & celui ou je fuis’arrivé ; je puis de même, par imitation & par comparaison, ne regarder une ligne droite que comme le plus court chemin entre deux points ; mais ces deux points ne sont que les extrémités de la ligne même ; & par une abstraction de mon esprit, je ne regarde ces extrémités que comme termes, j’en sépare tout ce qui n’est pas cela : l’un est le terme où la ligne commence ; l’autre, celui où elle finit. Ces termes, je les appelle points, & je n’attache à ce concept que l’idée précise de terme ; j’en écarte toute autre idée : il n’y a ici ni solidité, ni longueur, ni profondeur ; il n’y a que l’idée abstraite de terme.

Les noms des objets réels sont les premiers noms ; ce sont, pour ainsi dire, les aînés d’entre les noms : les autres qui n’énoncent que des concepts de notre esprit, ne sont noms que par imiration, par adoption ; ce sont les noms de nos concepts métaphysiques : ainsi les noms des objets réels, comme soleil, lune, terre, pourroient être appelles noms physiques, &c les autres noms métaphysiques.

Les noms physiques servent donc à faire entendre que nous parlons d’objets réels, au lieu qu’un nom métaphysique marque que nous ne parlons que de quelque concept particulier de notre esprit. Or comme lorsque nous disons le soleil, la terre, la mer, cet homme, ce cheval, cette pierre, &c. notre propre expérience & le concours des motifs les plus légitimes nous persuadent qu’il y a hors de nous un objet réel qui est soleil, un autre qui est terre, &c. & que si


ces objets n’étoient point réels, nos pèresn ? au> roient jamais inventé ces noms, & nous ne les aurions pas adoptés : de même lorsqu’on dit la nature, la fortune, le bonheur, la vie, la santé, la maladie, la mort, &c. les hommes vulgaires croient par imitation qu’il y a aussi, indépendamment de leur manière de penser, je ne sais quel être qui est la nature ; un autre, qui est la fortune, ou le bonheur, ou la vie —, ou la mort, &c. car ils n’imaginent pas que tous les hommes puissent dire la nature, la fortune, la vie, la mort^ & qu’il n’y ait pas hors de leur esprit une sorte d’être réel qui soit la nature, la fortune, 8íc. comme si nous ne pouvions avoir des concepts ni des imaginations, sans qu’il y eût des objets réels qui en fussent l’exemplaire.

A la vérité nous ne pouvons avoir de ces concepts à moins que quelque chose de réel ne nous donne lieu de nous les former ; mais le mot qui exprime le concept, n’a pas hors de nous un exemplaire propre. Nous avons vu de l’or, & nous avons observé des montagnes ; si ces deux représentations nous donnent lieu de nous former l’idée d’une montagne d’or, il ne s’enfuit nullement de cette image qu’il y ait une pareille montagne. Un vaisseau se trouve arrêté en pleine mer par quelque banc de sable inconnu aux matelots, ils imaginent que c’est un petit poisson qui les arrête. Cette imagination ne donne aucune réalisé au prétendu petit poisson, & n’empêche pas que tout ce que les anciens ont cru du rémora ne soit une fable, comme ce qu’ils se sont imaginés du phénix, & ce qu’ils ont pensé du sphynx, de la chimère, & du cheval Pégase. Les personnes sensées ont de la peine à croire qu’il y ait eu des hommes assez déraisonnables pour réaliser leurs propres abstractions ; mais entr’autres exemples, on peut les renvoyer à l’histoire de Valentin hérésiarque du second siècle de l’église : c’étoit un philofopphe platonicien, qui s’écarta de la simplicité de la foi, & qui imagina des s-ons, c’est-àdire des êtres abstraits, qu’il réalisoit ; le silence, la vérité, l’intelligence, le propator ou principe. Il commença à enseigner ses erreurs en Egypte, & passa ensuite à Rome où il se fit des disciples appelles Valentiniens. Tertullien écrivit contre ces hérétiques. Voye^ L’HISTOIRE DE L’EGLISE. Ainsi dès les premiers temps les abstractions ont donné lieu à des disputes, qui, pour être frivoles, n’en ont point été moins vives.

Au reste si l’on vouloit éviter les termes abstraits, on seroit obligé d’avoir recours à des circonlocutions & à des périphrases qui énerveraient le discours. D’ailleurs ces termes fixent l’efprit ; ils nous servent à mettre de l’ordre & de la précision dans nos pensées ; ils donnent plus de grâce & de force au discours ; ils le rendent plus vif, plus serre, & plus énergique ; mais on doit en connoître la juste valeur. Les abstractions sont dans le discours ce que certains signes sont en