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« c’étoit la voie pour aller aux honneurs & à la fortune, chose que nous ne voyons pas parmi nous.

» Nous avons aujourd’hui une loi admirable ; c’est celle qui veut que le prince établi pour faire exécuter les loix, prépose un officier dans chaque tribunal pour poursuivre en son nom tous les crimes, de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi nous ; & si ce vengeur public étoit soupçonné d’abuser de son ministère, on l’obligeroit de nommer son dénonciateur.

» Dans les loix de Platon (liv. IX) ceux qui négligent d’avertir les magistrats ou de leur donner du secours, doivent être punis : cela ne conviendroit point aujourd’hui. La partie publique veille pour les citoyens ; elle agit & ils sont tranquilles ». De l’Esprit des Loix, liv. VI. chap. 8.

Lorsque, dans les états populaires, les accusations sont publiques, & qu’il est permis à tout homme d’accuser qui il veut, on ne manque guères d’établir des loix propres à défendre l’innocence des citoyens. À Athènes, l’accusateur qui n’avoit pas pour lui la cinquième partie des suffrages ; payoit une amende de mille dragmes ; Eschines qui avoit accusé Ctésiphon, y fut condamné[1]. À Rome, l’injuste accusateur étoit noté d’infamie[2] ; on lui imprimoit la lettre K sur le front. On donnoit des gardes à l’accusateur, pour qu’il fût hors d’état de corrompre les juges ou les témoins[3].

Combien la liberté de former des accusations est nécessaire dans une république pour y maintenir la liberté.

Le droit d’accuser tous ceux qui font quelques démarches contre les intérêts de l’état, produit deux effets très-utiles dans une république : 1o. les citoyens craignant d’être accusés, troublent moins le repos public ; ou, s’ils osent former quelque trame, leurs projets sont bientôt découverts & réprimés : 2o. on donne par là une issue aux humeurs, qui tourmentent toujours les corps politiques, dans les démocraties, & lorsque ces humeurs n’ont pas le moyen de s’exhaler, elles jettent ordinairement les peuples dans des troubles & des séditions qui perdent souvent les états.

Ceux qui étudient l’histoire, savent tous les maux qu’essuya la république de Florence, parce qu’elle n’avoit point de loi qui permît au peuple de satisfaire son ressentiment, ou d’éclaircir ses soupçons contre les particuliers par les voies de la justice ; elle reconnut sur-tout le vice de sa constitution lorsque François Valori, qui étoit comme le prince de la ville, essaya de se rendre maître du gouvernement. L’état n’ayant d’autre moyen de le contenir que de lui opposer une faction plus puissante, Valori sentit qu’il n’avoit rien à craindre que les voies de fait & les émotions populaires, & il augmenta le nombre de ses partisans. Le peuple & les magistrats furent obligés de recourir aux armes ; s’il y avoit eu un réglement établi pour ces sortes d’affaires, son pouvoir usurpé aurait pu être détruit, au désavantage de lui seul ; mais sa mort coûta la vie à plusieurs citoyens d’un mérite distingué.

Le fondateur d’une république doit donc faire des réglemens qui autorisent toutes les accusations ; mais il est nécessaire aussi de punir rigoureusement les calomniateurs ; car on voit de grands désordres par-tout où il n’y a pas de bons réglemens sur ce point : si des calomnies reconnues demeurent impunies, ceux qui en sont la victime se livrent à l’indignation, & le ressentiment les porte à des attentats auxquels ils n’avoient pas songé jusqu’alors. Il paroît que la république de Florence ne sentit jamais la justesse de ce principe, & qu’elle fut punie de n’avoir pas profité de l’exemple de la république romaine. On peut voir dans les historiens quelles calomnies on répandit, en tout temps, sur ceux d’entre les citoyens qui eurent à Florence quelque part à l’administration. De l’un on disoit, il a volé l’argent du public ; de l’autre, il n’a pas remporté une telle victoire, parce qu’il a été corrompu par les ennemis ; & enfin d’un troisième, il a fait une telle ou une telle faute par un motif d’ambition. Il en résulta des haines & des divisions, puis des factions, qui produisirent enfin la ruine de l’état. Machiavel traite cette matière fort au long dans ses Discours politiques sur Tite Live, & nous y renvoyons les lecteurs.

De certaines accusations qui ont particuliérement besoin de modération & de prudence.

Il faut être très-circonspect dans la poursuite de la magie & de l’hérésie. L’accusation de ces deux crimes peut extrêmement choquer la liberté & être la source d’une infinité de tyrannies, si le législateur ne sait la borner ; car, comme elle ne porte pas directement sur les actions d’un citoyen, mais plutôt sur l’idée que l’on s’est faite de son caractère, elle devient dangereuse à proportion de l’ignorance du peuple ; & pour lors un citoyen est toujours en danger, parce que la meilleure conduite du monde, la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs ne sont pas des garants contre les soupçons de ces crimes.

Sous Manuel Comnene, le Protestator fut accusé d’avoir conspiré contre l’empereur, & de s’être servi pour cela de certains secrets qui rendent les hommes invisibles. Il est dit, dans la vie

  1. Voyez Philostrate, liv. I, vie des Sophistes, vie d’Eschines. Voyez aussi Plutarque & Phocius.
  2. Par la loi Remnia.
  3. Plutarque, au traité, comment on pourroit recevoir de l’utilité de ses ennemis.