il les rend avec sentiment, il prononce toutes les formes avec énergie, & produit ce qu’on appelle un dessin ressenti.
On reconnoît ce genre de mérite dans les traits de Michel-Ange, de Tibaldi, des Carraches, du Galabrese, de Jouvenet & de beaucoup d’autres.
La nature montre partout des formes, mais elles ne sont pas toujours ressenties. Les femmes, les enfans, les hommes d’une éducation ménagée & d’une profession délicate, n’offrent que des muscles doux, & des transitions fines ; mais les hommes exercés à des travaux pénibles, ou qui sont nés robustes, montrent un contour ressenti ; on remarque même que les membres les plus spécialement chargés du genre de travail auxquels les hommes s’occupent, ont les formes musculaires les plus ressenties.
Les observateurs judicieux de la nature, ceux qui ont cru devoir la représenter avec les variétés dont elle est susceptible, nous ont montré que l’on ne devoir pas exclusivement affecter les formes ressenties ; & c’est avec raison qu’un dessinateur universellement ressenti doit être regardé comme un article maniéré.
Les chefs-d’œuvres de l’antique sont des exemples fort sensibles de la diversité que l’art peut employer pour exprimer les natures diverses. C’est ainsi que l’Hercule Farnese, les Lutteurs ont des formes ressenties ; qu’elles sont au contraire douces & fines dans l’Antinoüs, & l’Apollon du Belvédère ; enfin qu’elles ont des transitions presqu’imperceptibles dans la Vénus & dans l’Hermaphrodite.
Raphaël est peut-être le seul peintre a citer pour la précision & la variété des formes à adopter dans les différentes figures : il s’est presque toujours montré le maître de subordonner la nature aux sujets, & il la dessinoit tantôt fine tantôt ressentie, selon l’espèce d’objets qu’il avoit à présenter aux yeux.
(Article de M. Robin.)
RESSORT, (subst. masc.) Ce mot, qui appartient à la physique & à la mécanique, est quelquefois ; employé métaphoriquement pour exprimer l’action, le mouvement d’une composition pittoresque. On dit qu’une composition a du ressort pour signifier qu’elle a de l’action : si elle est froide & sans vie, on dit qu’elle manque de ressort. On soupçonne que les peintres de l’antiquité n’ont pas connu le ressort, de la grande machine pittoresque, & je le crois : mais je crois aussi qu’ils ont connu au plus haut dégré des parties de l’art encore supérieures, telles que la beauté, le caractère & l’expression. Comme il est vraisemblable qu’ils ont traité rarement des sujets pro-
pres à la grande machine, & qui exigeassent un grand ressort, on ne peut guère leur reprocher d’avoir peu connu une partie de l’art qui ne convenoit point aux sujets qu’ils se plaisoient à choisir.
Ces idées de grand mouvement, de ressort, de grande machine, qui sont entrées dans la tête des modernes, ont fait à l’art plus de tort qu’on ne pense : de là sont venus les mouvemens exagérés, les imaginations folles, les expressions outrées, les compositions tourmentées. Tous les artisles ont voulu se distinguer par la chaleur, & ceux que la nature avoit destinés à la sagesse, se piquant de répandre à froid beaucoup de mouvement dans leurs ouvrages, n’ont fait qu’augmenter le troupeau servile des imitations. Imitatores servum pecus. Il y auroit bien peu d’hommes qui cultivassent les arts sans succès, si chacun savoit connoître & choisir le genre qui lui convient.
La plus froide sagesse peut mériter & obtenir des applaudissemens, & la folie elle-même ne manque pas d’agrémens quand elle n’est pas déplacée. Dulce est insanire in loco. Je ne crois pas que Michel-Ange, Raphaël, le Dominiquin, aient connu les mots de ressort & de grande machine, comme termes de leur art ; quoique le premier eût dans l’ame un terrible ressort, & que tous aient traité ce qu’on appelle des sujets de grande machine. Ces expressions sont nées avec les machinisti, les pittori di machine, les Cortone, les Solimene, les Corrado &c.
Il semble que, dès le quinzième siècle, Léon Alberti ait prévu le règne des peintres machinistes. « Je blâme assurément, dit-il, les peintres qui, pour paroître fertiles, & pour ne pas laisser d’espace vuide dans leurs ouvrages, ne suivent aucune règle dans leurs compositions, & placent tout au hasard & sans ordre, de sorte que leurs productions ne présentent aucun sujet déterminé & ne sont qu’un tumulte confus ; tandis que celui qui veut mettre de la dignité dans l’histoire, doit chercher surtout la simplicité. En effet, comme un prince montre de la majesté en exprimant ses volontés en peu de paroles, mais avec assez d’autorité pour que ses ordres soient remplis, de même un tableau d’histoire augmente en dignité quand il n’offre que le nombre requis de figures, & cette variété limitée lui donne de la grace. Je hais la solitude dans les sujets d’histoire ; mais je suis loin aussi d’approuver cette abondance qui nuit à la dignité ; & j’aime beaucoup mieux trouver dans ces fortes de tableaux ce que je vois observé par les poëtes tragiques & comiques, qui, pour représenter leur sujet, n’employent que le moins de personnages qu’il leur est possible. (L) »