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« Le tumulte des affaires, dit Pline, détourne sans cesse notre attention, & l’admiration des chefs-d’œuvre de l’art a besoin du silence & de la tranquillité de l’esprit. » A cette facilité de jouir, qui dans toutes les choses assoupit le sentiment, ôte toute espéce de desir, se joint encore chez tous le dégoût que la trop grande abondance a coutume de produire.

Nous ne savons si les collections nombreuses sont aussi propres qu’on le croit communément à soutenir le goût de la peinture ; mais nous avons souvent observé dans celles que l’on trouve plus particuliérement en Italie, que la trop grande variété des tableaux, & peut-être la manière de les arranger les uns sur les autres, détruisent une bonne partie de l’effet qu’ils devroient faire. C’est ainsi que la différence des mains, des styles, & le changement continuel de sujets ennuient à la fin, & fatiguent totalement l’attention qu’on devroit ménager. Celle-ci partagée sur une grande quantité d’objets, n’a le temps de se reposer sur aucun, ce qui fait que rarement le curieux, en s’attachant à un seul morceau, peut avoir le loisir de connoître toutes les beautés qu’il renferme, & qui, en l’amusant, lui auroient donné de l’amour pour un art dont il auroit tiré du plaisir & de l’instruction. Il arrive de-là que, loin de prendre du goût pour la peinture, il perd celui qu’il auroit desiré avoir pour elle, & finit par ne pouvoir comprendre comment on peut s’amuser d’une chose qui lui paroît si ennuyeuse.

C’est ce qui nous porte à penser que ces galleries pourroient bien n’avoir pas pour tout le monde le même agrément & la même utilité qu’elles ont pour les connoisseurs & pour les artistes : car il est certain que ceux-là seuls qui ont des connoissances précises, peuvent faire des distinctions justes. Or nous demandons à quoi peuvent servir ces collections pour ceux qui ne sont pas en état de distinguer le bon du médiocre, & qui souvent, trompés par des noms fameux, penseroient se méprendre en n’admirant pas des choses qui, étant souvent des commencemens d’un artiste, n’en valent pas mieux pour être de lui, & ne sont que des essais de l’art qui lui a donné de la réputation. Mais, pour dire tout-à-fait notre sentiment sur la plupart des collections que nous avons vues, il nous semble qu’un tableau médiocre gagne beaucoup à s’y trouver renfermé, parce qu’étant-confondu dans la foule, il est assuré d’être moins vu, & par conséquent moins critiqué ; au lieu qu’un bon ouvrage, à qui il est avantageux d’être considéré, doit nécessairement perdre, en partageant avec beaucoup d’autres l’attention qu’il méritoit toute entière.


Fondé sur ces réflexions, nous conseillerions donc à ceux qui veulent cultiver leur goût naissant pour la peinture, de s’attacher moins à voir beaucoup qu’à bien voir ; d’être persuadés que la réputation de beaucoup de peintres est fort au-dessus de leur mérite, & d’être certains au moins qu’en fait de composition, s’ils ne veulent consulter que leur propre sentiment, & n’apprécier les choses que d’après eux, ils jugèront presque toujours mieux, qu’en suivant la plupart des opinions reçues : car bien souvent elles ne sont fondées que sur une aveugle prévention.

Il faut encore attribuer à cette abondance, à cette facilité de voir que donnent les collections, ce grand nombre de prétendus connoisseurs qui, pour avoir rencontré quelquefois le nom de l’auteur d’un tableau, se persuadent que le hasard qui le leur a fait deviner, les met en droit d’apprécier le mérite & la réputation de tous les autres, & qui, non contens de juger sans principes & sans régles les ouvrages des plus fameux peintres, décident du fond de l’art qui les a rendu célèbres, s’imaginant qu’il ne peut y avoir de beau que ce qu’ils estiment, ou de bien fait que ce qu’ils approuvent. Par eux, des hommes très-médiocres ont été préférés à de, artistes du premier ordre, dont la réputation est attachée à celle de l’art même. Mais en rabbaissant ceux-ci au niveau de gens dont les talens étoient si fort inférieurs aux leurs, ils ont moins élevé ces derniers, qu’ils n’ont dégradé la peinture & détruit le bon goût qui la soutient. C’est ainsi que des amateurs, en préférant le Cortone au Dominiquin, le Bernin au Donatelle, & le Borromini à Bramante, ont infiniment contribué à la ruine des beaux arts ; car en cela, ils ont porté les jeunes gèns à imiter les uns plutôt que les autres, & à rejetter les modèles qui leur eussent appris à éviter de faire les choses dont ils se glorifient, & que leurs partisans peuvent louer ; mais que la postérité, pour peu qu’elle soit éclairée, n’aura garde d’approuver. (Discours sur la sculpture & la peinture dans le tome II des Antiquités étrusques, &c.)

Ces réflexions de M. d’Hancarville sont justes & offrent de tristes résultats. En effet, les arts ne peuvent être florissans qu’ils ne soient encouragés, récompensés ; les récompenses, les encouragemens suscitent un grand nombre d’artistes, & par conséquent un grand nombre d’ouvrages de l’art. Tous ces artistes ne seront pas des hommes de génie, tous ces ouvrages ne seront pas des chefs-d’œuvre : mais plusieurs, quoique très-vicieux, auront des parties capables de séduire la multitude. La foule des amateurs s’attachera de préférence à ces parties qui sont bien plus à leur portée


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