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dans tout son ensemble, & les masses dans toute leur valeur, cette distance suffira pour effacer à ses yeux les petits détails. S’il fait un tbleau d’histoire, la distance sera plus grande encore, puisque son œil embrasse la scène entière. C’est une des raisons pourquoi le dessin doit avoir plus de grandeur, plus de sacrifices des parties subalternes, plus d’ideal enfin dans l’histoire que dans le portrait. Nous avons déjà fait ailleurs cette observation ; & nous avons remarqué que le Poussin, le plus idéal de tous les peintres, étoit peut-être aussi le plus vrai de tous, & dans le dessin, & dans la couleur de ses figures, parce qu’il les peignoit telles qu’elles paroissent dans la nature à la distance où il étoit censé les voir.

Les veines ne se voient pas à la distance que nous supposons entre l’artiste & son modèle ; mais sur-tout elles ne se trouvent pas dans la nature idéale des divinités, & jamais les anciens n’ont commis la faute de leur en donner. Les veines ne sont apparentes que par le gonflement qu’y cause le sang : mais le sang grossier des mortels ne couloit point dans les veines des Dieux. Homère nous apprend qu’ils avoient, au lieu de sang, une liqueur plus fluide, plus subtile, plus convenable à leur nature immortelle, & cette liqueur se nommoit ichor.

Quoiqu’on ne parle ordinairement de l’idéal que pour la beauté des formes, il peut, & doit même se trouver dans toutes les parties de l’art. La composition, la distribution sont toutes idéales. Le peintre n’a pas vu son sujet, il le trouve représenté dans son idée, & c’est cette représentation qu’il transporte sur la toile. Quand ce sujet seroit tellement détaillé par l’histoire, que le nombre même des figures en fût absolument déterminé, & que leur action fût exactement décrite, combien l’idée de l’artiste n’a-t-elle pas encore d’influence sur la manière de les placer, de les mettre en attitude, de prêter à quelqu’une d’elles un geste peut-être qui fera citer le tableau par la dernière postériré.

Un valet de geole doit donner le poison à Socrate : voilà un personnage obligé par le sujet, & dont l’action est déterminée. Mais quel récit a jamais déterminé la beauté ideale de l’action que M. David prête à cette figure ? Ce valet présente la coupe en détournant le corps entier. Il doit l’offrir, il vondroit la retirer, & pour tenir le bras tendu, il fait sur lui-même un tel effort, que tous les muscles de ce bras sont dans une violente contraction. La convulsion intérieure que lui fait éprouver sa situation douloureuse, s’annonce dans un de ses pieds qui ne pose que sur le talon. Socrate doit prendre la coupe : mais l’histoire dit-elle qu’il n’a pas même tourné la tête du côté de cette coupe, qu’il l’a prise comme à tâton & d’une manière distraite, daignait à peine, tout occupé des


matières sublimes dont il entretient, pour la derniére fois, les auditeurs, penser au poison qu’il reçoit & qui va lui donner la mort ? Cette pensee n’étoit écrite que dans l’idée de M. David. Mais quel étonnant contraste ! Socrate prend nonchalamment le poison mortel, comme si cette action lui étoit indifférente, & le valet qui le lui donne souffre dans toutes les parties de son corps, comme s’il étoit menacé lui-même du trépas.

Dira-t-on que les détails, dans lesquels je viens d’entrer, se rapportent à l’expression & non pas à la composition ? Je réponds qu’ils appartiennent si bien à la composition, qu’ils concernent l’attitude, & ce que, dans l’école, on appelle la pose des figures. Mais j’ajoute que l’expression est en effet une partie dominante de l’art qui s’empare de toutes les autres, & je soutiens, contre ce qu’a dit quelque part M. Watelet, qu’elle est la principale de toutes. Le but de l’art est d’exprimer le sujet qu’il se propose, & c’est pour atteindre ce but, qu’il trace des formes, qu’il dispose des figures & des accessoires, qu’il éclaire son sujet, qu’il le colore. Otez-1ui, ce but, il ne fait plus qu’agencer des figures sans objet, & placer de la couleur sur la toile pour amuser les yeux.

Cette belle partie de l’art, l’expression, est presque toute idéale. Dans la nature, l’expression est fugitive ; sur-tout dans les passions vives, les mouvemens de l’ame se succèdent, se chassent, se combattent. On ne peut les copier sur un modèle. Lui ordonner de poser une expression c’est lui ordonner d’en faire la grimace : car on n’exprime qu’en grimaçant ce qu’on ne sent pas. Alors les figures, loin d’avoir pour le spectateur le charme qu’inspire une action naïve, lui causeront la sorte d’aversion que font éprouver les physionomies fausses. On verra bien en effet des figures qui agissent, mais elles sembleront agir avec perfidie, ou ce qui arrivera de moins malheureux pour l’ouvrage, ce sera d’y voir, non une action véritable, mais une scène de théâtre mal jouée. Il faut donc que l’artiste trouve dans son idée, ce qui ne s’est montré quelquefois à lui dans la nature que pour lui echapper à l’instant, & souvent même ce qu’il n’a jamais vu précisément, comme il le représente. M. David avoit-il vu Socrate prendre la coupe, & le valet la lui donner ? avoit-il vu même quelque chose qui eût un rapport bien sensible à cette scène d’expression ?

Combien n’entre-t-il pas d’idéal dans le choix des masses d’ombre & de lumière, savamment assorties à l’expression du tableau, & destinées à en assurer l’effet & en accroître la beauté ? Un jour pur & serein éclaire souvent dans la nature une scène funeste ; mais le peintre, comme le poëte, fait reculer d’horreur le Soleil, & n’éclaire que d’un jour obscur le théâtre du crime