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Ils veulent voir la scène, voir les acteurs ; mais ils veulent sur-tout se voir les uns les autres, & se détailler mutuellement, si l’on peut parler ainsi. L’intérêt qu’on a de contenter les spectateurs les rend les plus forts ; & les acteurs sont à leur tour plus forts que les artistes.

Qu’arrivera-t-il ? que les tableaux, ou les décorations de la scène, seront sacrifiés aux comédiens, comme les comédiens & les artistes le seront au public.

On éclaire donc premièrement beaucoup plus qu’il ne le faudroit le devant de la scène, d’où il résulte que les décorations ont peu d’effet, ou présentent des effets forcés, contraires aux vrais principes de la peinture.

Secondement on est contraint d’éclairer la salle de manière à servir la curiosité des spectateurs & les graces des spectatrices ; ce qui ne se peut faire qu’aux depens du tableau que présente la scène, & par conséquent de la perfection réelle de la représentation.

Je n’entrerai pas dans la difficulté, peut-être insurmontable, d’allier ces intérêts. J’en ferai connoître une autre plus insurmontable encore & qui vient de la liaison des deux arts qu’on est obligé d’unir au théâtre.

C’est par l’illusion de la perspective, c’est par le prestige de la dégradation des couleurs & de l’effet des lumières, qu’on multiplie les plans de la scène, & qu’on en approfondit l’espace ; mais il est hors du pouvoir de l’artiste de soumettre aux mêmes illusions les mesures, les dimensions des personnages vivans, qui, dans une scène, parcourent le théâtre depuis son premier plan réel jusqu’à son dernier, & vont ainsi détruisant sans cesse le prestige des distances feintes qu’a créé le peintre.

Il n’est que trop vrai qu’une très-grande partie de nos idées ont pour base secrette, & comme instinctuelle, nos dimensions physiques. Tout est en nous presque continuellement relatif, de plus près ou de plus loin, à la dimension de notre grandeur, & à celle de nos forces. Sans entrer dans les développemens infiniment étendus de ce principe, l’application en est indubitable dans les parties des arts dont il est ici question.

L’acteur sur le devant de la scène, établit les idées que le spectateur se forme d’après les apparences illusoires de la scène, & comme le peintre a pris les dimensions de l’acteur placé sur premier plan pour bese des objets qu’il a représentés sur le devant de la scène, tout est d’acord, tant que l’acteur ne s’éloigne que peu des bords de l’avant-scène.

Mais s’enfonce-t-il dans le théâtre ? cet acteur dont les dimensions sont peu changées aux regards du spectateur, & qui ne peut éprouver les diminutions que la couleur & les lumières


ont éprouver aux objets fixes des décorations, contrarie & détruit une partie de l’illusion. Il est à l’égard de la perspective artificielle du peintre, dans une discordance, & une contradiction presque continuelles, de sorte que souvent, lorsque l’artiste sacrifie cet objet au desir de prolonger son théâtre, par l’illusion de son art, l’acteur qui se trouve sur les derniers plans est plus grand que les rochers, les portes, les arbres même qui y sont représentés.

Plus l’acteur ou les acteurs occupent le fond du théâtre, plus ce défaut irremédiable est donc frappant, & cet obstacle à la parfaite illusion est, comme on voit, insurmontable ; mais l’artiste peut le sauver en ne donnant pas trop d’étendue à la scène qu’il suppose ; car il ne faut pas que les arts, lorsqu’ils s’associent, conservent trop de personnalité. Les auteurs, de leur côté, doivent éviter de faire agir & parler leurs personnages trop loin & trop long-tems sur les plans reculés, & les acteurs enfin doivent se rapprocher le plus qu’il est possible de l’œil des spectateurs.

Il resteroit encore bien des observations à faire sur l’art des décorations. Les difficultés se multiplient toujours, pour chacun des arts, à mesure qu’on les marie les uns avec les autres, comme les difficultés de vivre en parfaite harmonie s’accroissent parmi les hommes, à mesure qu’ils se lient par des nœuds plus intimes.

Il seroit à souhaiter que lorsque la poésie veut contracter alliance avec la peinture, le poëte fût peintre, & le peintre poëte ; du moins me paroîtroit-il nécessaire que chacun de ces artistes eût des connoissances réelles de l’art dont il s’associe les secours.

Malheureusement rien n’est si rare : le poëte souvent demande au peintre ce qu’il ne peut exécuter, comme le peintre fait mauvais gré au poëte des gênes qu’il lui occasionne. L’esprit seul ne suffit pas pour mettre la paix dans ces ménages ; au contraire, il y produit souvent plus de désunion, parce que l’esprit qui a le don merveilleux de soutenir les plus fausses prétentions, & de plaider les plus mauvaises causes, croit étendre par-là son empire. Il faut, pour entretenir la paix entre les époux, des abnégations fréquentes de leurs volontés ; les peintres, les poëtes & les musiciens se prêtent à ces abnégations avec autant de peine au moins que les époux.

Je ne prolongerai ni ces applications ni les explications que j’ai tâché d’offrir sur l’art des décorations théâtrales. Quant aux conseils à donner à ceux qui veulent se livrer à ce genre, je les bornerai aussi à cette observation capitale : en vous chargeant d’exécuter des décorations, il s’agit peut-être moins de peindre que de penser ; car c’est le génie qui est principalement nécessaire, pour que vous vous y montriez


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