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n’en pourront tirer ceux qui se seront laissés aller à dessiner de manière & à ne plus voir ni le naturel, ni l’antique, que par les yeux de leur Maître. »

M. de l’Argillière ne balançoit pas à prendre parti pour ce dernier raisonnement. Je n’oserois dire pourtant qu’il ait bien prouvé ce sentiment où il étoit, par la pratique.

Il louoit fort l’attention qu’avoient les bons Peintres Flamands de son tems, à choisir des modèles différens pour faire, d’après les études, des figures de différens caractères, dont ils avoient besoin dans leurs tableaux ; un modèle plus fin, par exemple, pour faire une figure d’Apollon, un modèle plus fort & plus quarré pour faire un Hercule, & ainsi du reste. « A quel point de perfection ne porterions nous pas la Peinture, disoit-il, si nous voulions ici prendre les mêmes précautions, qui sûrement ne seroient pas difficiles à prendre dans une ville comme Paris ? » Et il regardoit comme un malheur de voir que dans notre Ecole l’on vouloit trouver tous ces différens caractères dans le même modèle, & que l’on se contentoit d’y enseigner que pour une figure d’Apollon, il ne s’agit que de délicater le contour, de même que pour une figure d’Hercule, il ne faut que le charger. Cette variété juste & vraie qui nous plaît tant dans la Nature, il ne croyoit pas qu’on la pût attraper sans le secours de plusieurs modèles ; & lui, qui faisoit tout de génie, assuroit qu’il ne se fioit à son imagination que pour des draperies & des mains qu’il savoit depuis long-tems par cœur ; mais s’il avoit eu à travailler pour l’Histoire, qu’il n’auroit pas manqué de suivre l’usage de l’Ecole de Flandre.

Quand je lui témoignois quelquefois mon étonnement de ce qu’avec cette exactitude & ces précautions, ces Novices étoient, généralement parlant, restés si médiocres pour la partie du Dessin ; il me répondoit que c’étoit moins leur faute que celle de leur pays, où la Nature se montre rarement aussi belle qu’elle l’est en Italie, & là-dessus il me montroit des Académies de Rubens & de Vandyck, dessinées d’après des modèles bien proportionnés, lesquelles effectivement étoient faites d’un grand goût, sans cesser d’avoir cet air vrai que donne la parfaite imitation du naturel.

Enfin, en quoi il estimoit fort les habiles Maîtres de ce pays-là, c’est qu’ils ne se bornoient pas tellement à dessiner la figure humaine, qu’ils laissâssent là tout le reste. Il convenoit bien qu’elle devoit aller avant tout ; mais il souffroit de voir plusieurs de nos grands Maîtres dessiner si mal les parties accessoires de leurs compositions, & n’être pas honteux de dire, quand il ne s’agissoit pas de la figure, que le reste n’étoit point leur talent.

Puisque celui de l’Histoire embrasse tous les objets visibles, il ne vouloit point qu’on se pût


véritablement dire Peintre d’Histoire, sans les savoir dessiner & peindre tous.

« Pourquoi, dans nos Ecoles, disoit-il, ne pas accoutumer la jeunesse à dessiner toutes choses d’après le naturel, ainsi que l’on fait en Flandres ? Paysage, animaux, fruits, fleurs, dont la variété est si grande & d’une si belle étude. Cet exercice lui donneroit de la facilité pour tout. Elle se formeroit l’œil à l’imitation générale, & le rendroit plus juste. S’il est vrai, continuoit-il, que le dessin sert à tout, je dis aussi que tout sert au dessin, & puisqu’il est si difficile de dessiner juste quelque objet que ce soit, on ne peut devenir habile qu’en surmontant cette difficulté, & en se rompant dans l’habitude de dessiner tout. »

Je ne pousserai pas plus loin, Messieurs, les réflexions que je tiens de mon Maître sur le dessin. Je vous les ai annoncées d’avance comme des espèces de préjugés ; mais quand même vous les regarderiez sur ce pied-là, j’espère que vous ne les jugerez pas indignes de votre attention, & que même ses erreurs, si vous lui en trouvez, vous paroîtront être les erreurs d’un grand Artiste.

Où il l’a été bien véritablement, Messieurs, & de votre aveu à tous, avec une haute supériorité ; c’est dans la partie de la couleur, du clair-obscur, de l’effet & de l’harmonie. Les idées qu’il avoit là-dessus étoient infiniment belles & fort claires quand il les expliquoit, comme il faisoit, avec beaucoup de bonté & de douceur. Je ne veux donc plus l’envisager que par ce seul côté. Je tâcherai de me souvenir de ce qu’il m’a dit de meilleur sur tout cela. Je ne le dirai pas si bien que lui ; mais je le dirai d’aussi bon cœur & de mon mieux. Voilà tout ce que je puis promettre : le reste ne dépend pas de moi.

J’avertis encore que je mêlerai souvent mes idées propres à celles de mon Maître ; j’aurois peine à les séparer, & depuis trop long-tems elles ont fait corps ensemble, que cela me seroit presque impossible. D’ailleurs quarante années d’un travail assidu n’ont pu manquer de me donner quelques connoissances nouvelles, dont je ne veux pas être plus avare envers nos jeunes gens, que de celles que je tiens d’autrui. Aimant mon talent comme je l’aime, je voudrois faire en sorte que le peu que je sais, ils le sussent aussi-bien que moi. Car je ne connois rien de si bas dans un Art comme le nôtre, que d’avoir de petits secrets, & de ne pas faire pour ceux qui doivent nous succéder, ce que l’on a fait pour nous.

Comme je l’ai déja dit, je ne prétends parler en tout ceci, qu’à notre jeunesse, & pour ôter toute équivoque là-dessus, je vous prie de trouver bon que je lui adresse la parole en droiture. C’est une leçon de Professeur que je lui ferai en


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