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il s’établit, parmi les hommes peu instruits, des jugemens de comparaison qui les éclairent, & l’on peut observer qu’il résulte des effets si différens de la part des imitations savantes & de celles qui ne le sont pas, que l’instinct même détermine l’ignorant à louer la vérité, sans qu’il soit nécessaire de la lui démontrer. C’est ce même instinct, ou ce discernement, pour ainsi dire, machinal, qui fait applaudir, avant toute réflexion, un vers où la vérité & le sentiment se trouvent heureusement & clairement exprimés. Si quelquefois il paroît que le Public s’y trompe, c’est qu’il n’est pas toujours libre & tranquille, qu’il est souvent entraîné malgré lui par l’artifice d’un petit nombre, ou bien enfin que ce qu’il entend n’est pas aussi juste, aussi clair qu’il le faudroit.

Artistes, qui n’avez pas encore assez réfléchi sur votre Art, ne pensez donc pas qu’en prononçant l’apparence de quelques muscles, presqu’au hazard, vous donniez à une figure le caractère & la force d’Hercule, ou par quelques grimaces, la douleur déchirante de Laocoon. De même ne pensez pas qu’en effaçant toute idée des muscles & des nerfs, dans la représentation d’une femme, vous représentiez Vénus & les Graces.

La rondeur de certaines parties, le caractère adouci des formes entrent certainement dans la beauté du corps des femmes parfaites ; mais ces êtres seroient très-imparfaits, s’ils n’étoient capables d’aucune expression visible, & leurs passions que nous savons être souvent si vives sont certainement agir des muscles & des nerfs, bien que ce soit par des mouvement plus lians & sous des apparences moins prononcées à l’extérieur, qu’ils ne le sont dans les hommes. Si vous n’êtes pas assez barbares pour leur refuser une ame, donnez-leur donc des ressorts par lesquels elles puissent faire connoître des impressions qui vous sont souvent si agréables & que vous êtes occupés presque sans cesse à faire naître.

Quant aux nerfs, s’il étoit permis dans un ouvrage de préceptes, de hazarder une plaisanterie, les femmes se plaignent si souvent des tourmens que ces nerfs leur causent, qu’il seroit injuste de les représenter comme n’ayant pas.

Au reste, la plus méthodique & la plus utile étude cjue vous puissiez faire, après avoir bien observe & bien dessiné le squelette & l’écorché, c’est la comparaison raisonnée de ces objets avec les belles figures antiques & avec les belles figures peintes ou sculptées par des Artistes corrects ; ensuite il est nécessaire de comparer ces modèles avec le modèle vivant, & vous acquérerez, par cette marche, premièrement la connoissance des ressorts & du jeu de la machine humaine, ensuite des effets les plus intéressans de ces ressorts, couverts du voile de la peau, qui en dérobe la vue & en adoucit les mouvemens ; vous pourrez enfin, avec ces connoissances, aspirer à créer des chefs-d’œuvre à votre tour.


Cette route, tracée par votre Art, je l’indique seulement aux jeunes Artistes, quoique je n’aie pas l’avantage de l’être ; car l’homme qui ne marche pas, peut quelquefois indiquer le chemin.

Loin de désunir dans votre esprit les diverses connoissances qui constituent la Peinture, cultivez les toutes, mais toujours dans un ordre raisonné. Leur enchaînement el aussi nécessaire à la perfection de votre Art, que la juste liaison des pensées, à la véritable éloquence. Lorsque vous aurez rassemblé dans l’ordre où elles doivent se trouver, ces connoissances fondamentales, guides de vos travaux, faites-les alors, s’il vous est possible, marcher avec vous de front, en ne donnant point de préférence ; car si la science du trait vous occupe uniquement, vous pourrez tomber dans la sécheresse ; si l’anatomie vous fixe trop, vous exagérerez les muscles & les emboîtemens des os ; enfin, vous peindrez insensiblement, non l’homme vivant, mais l’écorché. Il en est de même des autres parties ; en aspirant trop exclusivement au titre de Coloriste, vous pourrez le devenir, sans être pour cela un très-grand Peintre.

Le grand Art, celui de tous les Arts, est de les pratiquer d’après la science acquise de toutes leurs parties, en voilant cette science, de faire si bien qu’on ne s’apperçoive pas d’une prédilection ; car il est difficile que vous n’en ayez pas une.

Quant aux Gens du monde, comme on les appelle, qui ont des prédilections souvent aussi peu raisonnées que leurs aversions, il seroit à souhaiter qu’on osât leur dire qu’il n’est pas de Vénus ni d’Hébé qui ne cache sous le beau satin qu’ils prisent avec tant de raison, premièrement, un squelette, à la vérité, parfaitement bien proportionné & bien assemblé, ensuite plusieurs couches de muscles, sans lesquels leurs Vénus seroient certainement trop séches, trop inanimées pour eux.

« Comment, leur diroit-on, en s’adressant aux plus sensuels, voulez-vous que les Artistes satisfassent vos desirs, en vous procurant les images parfaites de la beauté, si vous leur inspirez, par vos dégoûts exagérés, le plus grand éloignement pour ce qui doit être la base de leurs travaux, & l’objet de leurs plus sérieuses études ? »

Je sais que plusieurs répondroient : « Eh bien ! qu’ils fassent ces études en secret ! que jamais ils ne les exposent à nos yeux ! » Mais fait-on des études difficiles & peu agréables, sans desirer d’y être encouragé, sans être bien aise d’être connu pour prendre les routes escarpées que tous ne prennent pas & qui conduisent à la perfection ? C’est la juste estime qu’on a donnée à ces ouvrages que vous appellez tristes & rebutans, & que vous ne pouvez souffrir, qui a été le soutien de l’Art naissant. Ce sont les sujets religieux, souvent tristes en effet, qui ont alimenté l’Art. Sans les tableaux de ces Maîtres si multipliés au beau siècle des Arts en Italie, vous n’auriez pas eu de Vénus. Si les Artistes enfin s’étoient bornés à ces


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