charges grossières, lorsqu’elle se borne à des contorsions
hideuses, lorsque le masque grimace à
concre-sens, enfin lorsque l’action qui devoit être
accompagnée & soutenue par la grace, est une
suite d’efforts répétés, d’autant plus désagréables
pour le spectateur, qu’il souffre lui - même du
travail pénible & forcé de l’exécutant. Tel est cependant
le genre dont le théâtre est en possession ;
& il faut convenir que nous sommes riches
en sujets de cette espèce. Cette fureur d’imiter
ce qui n’est pas imitable, fait & fera la perte d’un
nombre infini de danseurs & de maîtres de ballets.
La parfaite imitation demande que l’on ait
en soi le même goût, les mêmes dispositions, la
même conformation, la même intelligence & les
mêmes organes que l’original qu’on se propose d’imiter ;
or ; comme il est rare de trouver deux êtres
également ressemblans en tout, il est rare aussi de
trouver deux hommes dont les talens, le genre &
la manière soient exactement semblables. Le mèlange
que les danseurs ont fait de la cabriole avec
la belle danse, a altéré son caractère & dégradé sa
noblesse ; c’est un alliage qui diminue sa valeur &
qui s’oppose, ainsi que je le prouverai dans la
suite, à l’expression vive & à l’action animée qu’elle
pourroit avoir, si elle se dégageoit de toutes les
inutilités qu’elle met au nombre de ses perfections.
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on donne le titre de
ballet à des danses figurées que l’on ne devroit appeler
que du nom de divertissement ; on prodigua
jadis ce titre à toutes les fêtes éclatantes qui se
donnèrent dans les différentes cours de l’Europe.
L’examen que j’ai fait de toutes ces fêtes, me persuade
que l’on a eu tort de le leur accorder. Je n’y
ai jamais vu la danse en action ; les grands récits
étoient mis en usage au défaut de l’expression des
danseurs, pour avertir le spectateur de ce qu’on
alloit représenter ; preuve claire & convaincante
de leur ignorance, ainsi que du silence & de l’inefficacité
de leurs mouvemens. Dès le troisième
siècle, on commençoit à s’appercevoir de la monotonie de cet art & de la négligence des artistes.
Saint Augustin lui-même, en parlant des ballets,
dit qu’on étoit obligé de placer sur le bord de la
scène un homme qui expliquoit à haute voix
l’action qu’on alloit peindre. Sous le règne de
Louis XIV, les récits, les dialogues & les monologues
ne servoient-ils pas également d’interprètes
à la danse ? Elle ne faisoit que bégayer. Ses
sons foibles & inarticulés avoient besoin d’être soutenus
par la musique & d’être expliqués par la
poéfie ; ce qui équivaut sans doute à l’espèce de
héraut d’armes du théâtre, au crieur public dont
je viens de vous parler. Il est en vérité bien étonnant
que l’époque glorieuse du triomphe des beaux
arts, de l’émulation & des progrès des artistes,
n’ait pas été celle d’une révolution dans la danse
& dans les ballets ; & que nos maîtres, non moins
encouragés & non moins excités alors par les succès
qu’ils pouvoient se promettre dans un siècle
ou tout sembloit élever & seconder le génie,
soient demeurés dans la langueur & dans une honteuse
médiocrité. Vous savez que le langage de la
peinture, de la poéfie & de la sculpture étoit déjà
celui de l’éloquence & de l’énergie. La musique,
quoique encore au berceau, commençoit à s’exprimer
avec noblesse ; cependant la danse étoit sans
vie, sans caractère & sans action. Si le ballet est le
frère des autres arts, ce n’est qu’autant qu’il en
réunira les perfections ; mais on ne sauroit lui déférer
ce titre glorieux dans l’état pitoyable où il
se trouve ; &, on est obligé de convenir que ce
frère, fait pour faire honneur à la famille, est un
sujet déplorable, sans goût, sans esprit, sans imagination,
qui mérite à tous égards d’être méconnu.
Nous connoissons parfaitement le nom des hommes illustres qui se sont distingués alors ; nous n’ignorons pas même ceux des sauteurs qui brilloient par leur souplesse & leur agilité ; & nous n’avons qu’une idée très-imparfaite du nom de ceux qui composoient les ballets ; quelle sera donc celle que nous nous formerons de leurs talens ? Je considère toutes les productions de ce genre dans les différentes cours de l’Europe, comme des ombres incomplettes de ce qu’elles sont aujourd’hui & de ce qu’elles pourront être un jour. J’imagine que c’est à tort que l’on a donné ce nom à des spectacles somptueux, à des fêtes éclatantes qui réunissoient tout à-la-fois la magnificence des décorations, le merveilleux des machines, la richesse des vêtemens, la pompe du costume, les charmes de la poéfie, de la musique & de la déclamation, le séduifant des voix,le brillant de l’artifice & de l’illumination, l’agrément de la danse & des divertissemens, l’amusement des sauts périlleux & des tours de force ; toutes ces parties détachées forment autant de spectacles différens ; ces mêmes parties réunies en composent un digne des plus grands rois. Ces fêtes étoient d’autant plus agréables, qu’elles étaient diversifiées, que chaque spectateur pouvoit y savourer ce qui étoit relatif à son goût & à son génie ; mais je ne vois pas dans tout cela ce que je dois trouver dans le ballet. Dégagé des préjugés de mon état & de tout enthousiasme, je considère ce spectacle compliqué comme celui de la variété & de la magnificence, ou comme la réunion intime des arts aimables ; ils y tiennent tous un rang égal ; ils ont dans les programmes les mêmes prétentions ; je ne conçois pas néanmoins comment la danse peut donner un titre à ces divertissemens, puisqu’elle n’y est point en action, qu’elle n’y dit rien, & qu’elle n’a nulle transcendance sur les autres arts, qui concourent unanimement & de concert aux charmes, à l’élégance & au merveilleux de ces représentations.
Le ballet est, suivant Plutarque, une conversation muette, une peinture parlante & animée, qui exprime par les mouvements, les figures & les gestes. Ses figures sont sans nombre, dit cet auteur, parce qu’il y a une infinité de choses que le bal-