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chus apparut en songe à Lysandre, chef des Spartiates, et lui ordonna de laisser inhumer le poëte, que ce dieu chérissait. Lorsque ce général eut appris par des transfuges quel était celui qui venait de mourir, il envoya un héraut porter à la ville assiégée la permission d’ensevelir Sophocle. Ce récit du biographe présente plus d’une difficulté. D’abord Décélie n’était pas, comme il le dit, à 11 stades d’Athènes, mais à 120 ; de plus, le général lacédémonien qui commandait à cette époque n’était pas Lysandre, mais le roi de Lacédémone, Agis, fils d’Archidamus (Thucyd., VII, 9). Lysandre n’assiégea Athènes que par mer, la lre année de la xcive olympiade : or Aristophane, dans ses Grenouilles, qui furent représentées la 3e année de la xciiie olympiade, parle de Sophocle comme déjà mort.

L’espace nous manque ici pour marquer avec des développements suffisants le progrès des idées morales tel qu’on peut le suivre dans les tragédies de Sophocle, en partant d’Ajax, qui paraît être un de ses premiers ouvrages, pour arriver à l’Œdipe à Colone, où l’idée de la justice divine se montre si épurée. On est frappé de l’intervalle immense qui sépare ces deux pièces. Il y a, il est vrai, dans le caractère d’Ajax une idée exagérée de la puissance humaine : c’est l’homme des temps héroïques, c’est le guerrier qui doit tout à la force de son bras. Le délire qui égare son esprit est une punition de son irrévérence envers les dieux ; mais, dans la réalité, Ajax est victime de la colère de Minerve : au fond du délit qui lui attire un châtiment si funeste, on ne voit guère qu’une rancune de la déesse qui veut venger un grief personnel. L’intervention divine n’apparaît donc ici que dans un intérêt privé, et non dans l’intérêt de la loi morale. Que si nous passons à l’Œdipe à Colone, nous voyons encore en lui la victime de la fatalité ; mais il n’en conserve pas moins un caractère hautement moral. Un enchaînement de circonstances extérieures, tout-à-fait indépendantes de son libre arbitre, l’a rendu criminel, mais sans qu’il l’ait voulu, et cette absence de participation de sa volonté rassure sa conscience. Il parle de ses crimes involontaires sans embarras : ils sont l’œuvre des dieux. Il établit nettement, et à plusieurs reprises, que c’est l’intention qui fait la faute ; la culpabilité n’est reconnue que dans l’intention de faire le mal : le crime involontaire n’est plus un crime ; l’homme a pu servir d’instrument dans la main des dieux ; mais, si sa conscience est pure, il n’est pas vraiment coupable. Voilà donc le dogme de la fatalité épuré ou plutôt dégagé de la moralité qui ne lui appartient pas ; voilà la ligne de démarcation profondément tracée entre le domaine moral de la conscience, où règne la liberté humaine, et le domaine de la fatalité, qui n’est plus que l’enchaînement des faits extérieurs, placés en dehors de notre action, et derrière lesquels la liberté de l’homme reste entière. Ainsi, du triste dogme de la prédestination, le poëte n’a pris, en quelque sorte, que la partie étrangère à l’homme ; il en retranche toute la partie odieuse, celle qui répugne le plus à la nature humaine, c’est-à-dire l’imputabilité.

Certes une pareille transformation de l’idée du destin dans la tragédie grecque marque un progrès assez important dans l’histoire des idées morales, pour autoriser à dire que Sophocle avait pressenti quelques-unes des vérités que le christianisme devait mettre en lumière quelques siècles plus tard. Il suffit de citer toute la réponse d’Œdipe à Créon (v. 950-1003), trop longue pour être rapportée ici : on y verra toutes ces notions parfaitement éclaircies et en accord avec la conscience la plus pure et le bon sens le plus élevé[1].

A-D.
  1. La plus ancienne édition de Sophocle est celle des Aldes, Ven., 1502, in-8o, édition rare, correcte et très bien imprimée ; elle fut suivie des scholies de Lascaris, Rome, 1518, et des éditions des Juntes, Flor., 1522, in-4o ; de Victorius, ib., 1547, in-4o ; de Turnèbe, Paris, 1552, in-4o ; de H. Estienne, avec notes, Paris, 1568, in-4o, etc. Parmi les modernes, on cite celles de Brunck, Strasb., 1786-89, 2 vol. in-4o et 2 vol. in-8o ; de Musgrave, Oxford, 1800-1, 2 vol. in-8o ; d’Erfurdt, Leipz., 1802-11, 6 vol. in-8o avec un 7e vol. en 1825, etc. Une édition accompagnée de notes allemandes par M. Schneider (Weimar, 1823-30, in-12) est suivie d’un glossaire détaillé. Il existe en outre un grand nombre d’éditions de pièces détachées. Sophocle a été partiellement traduit en français par de