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de l’ambassade, a cité tout ce passage, et il ajoute que ce sont non-seulement de beaux vers, mais qu’ils sont pleins de conseils utiles aux Athéniens. Plus bas (v. 659-676), le poëte attaque l’anarchie, il recommande l’obéissance aux lois, la soumission aux magistrats ; de la stricte observation de ce devoir dépend le salut de l’état, comme l’insubordination de quelques-uns peut amener la perte de tous. De plus, tout en prenant dans cette pièce la défense des lois divines et du culte dû aux dieux infernaux, ce qui fait du dévouement d’Antigone non-seulement un acte de piété fraternelle, mais aussi un acte essentiellement religieux, Sophocle a su néanmoins traiter ce sujet avec tant de mesure, qu’il se garde bien de porter la moindre atteinte à l’autorité des lois civiles. Enfin, une autre cause qui a pu valoir à l’auteur la faveur populaire, c’est la haine de la tyrannie qui respire dans cette pièce, et qui, bien que formellement exprimée dans tel passage particulier, par exemple v. 729-735, se révèle encore plus par l’impression générale de tout l’ouvrage, comme un sentiment qui s’exhale de l’âme même du poëte. On conçoit très bien que cette aversion pour la tyrannie ait été de nature à agir vivement sur l’esprit de la multitude, à provoquer ses acclamations et son enthousiasme, et à inspirer le désir de récompenser l’auteur en l’élevant à de hautes fonctions politiques.

Selon Aristophane de Byzance, l’Antigone était la 32e pièce de Sophocle. Si l’on admet l’opinion la plus accréditée, qui place sa naissance à l’an 495, il aurait eu cinquante et quelques années lorsqu’il fit jouer cette tragédie. Il était alors dans la force de son génie, qui d’ailleurs se maintint longtemps dans tout son éclat, puisque la plupart des chefs-d’œuvre qui nous restent de lui sont postérieurs à l’Antigone[1]. Ainsi l’Œdipe-roi, et l’Œdipe à Colone, qui sont généralement reconnus comme ses deux plus beaux ouvrages, l’un sous le rapport de l’art dramatique, l’autre pour l’élévation de la poésie et pour la pureté des idées morales, ont été composés par Sophocle, le premier à l’âge de 64 ans au moins, et le second à 76. À la composition de l’Œdipe à Colone se rattache une anecdote rapportée par un assez grand nombre d’écrivains, entre autres par Cicéron, Plutarque, Apulée, Lucien, etc. Voici en quoi s’accordent leurs diverses relations : Sophocle, paraissant négliger son patrimoine pour se livrer à la poésie tragique, fut cité en justice par ses fils, ou bien par son fils Iophon, dans l’intention de lui faire enlever l’administration de ses biens, comme n’ayant pas l’esprit sain et ne possédant plus l’usage de toutes ses facultés. Alors Sophocle lut devant ses juges des passages de son Œdipe à Colone auquel il travaillait, notamment le beau chœur qui contient l’éloge de l’Attique ; puis il leur demanda si un tel poëme était l’ouvrage d’un homme qui radote. Il fut renvoyé absous, et les juges blâmèrent son fils.

La mort de Sophocle arriva sous l’archontat de Callias, dans la 3e année de la xciiie olympiade, l’an 406 av. J.-C., peu de temps après la mort d’Euripide, et un peu avant la prise d’Athènes par Lysandre. Il était âgé de 89 ans, si l’on adopte, comme nous l’avons fait, la date indiquée par le biographe pour sa naissance. Cette mort est racontée de plusieurs manières : selon les uns, il mourut de joie en apprenant le succès d’une de ses pièces ; selon d’autres, il expira à la fin d’une lecture de son Antigone, pendant laquelle il aurait fait effort pour soutenir sa voix. Ce dernier fait est évidemment supposé. Une épigramme de l’Anthologie prétend qu’il mourut étouffé par un grain de raisin vert.

Selon le biographe, les sépultures de la famille de Sophocle étaient à Décélie, à 11 stades d’Athènes. Les Lacédémoniens occupaient alors Décélie, et ravageaient le territoire athénien. Bac-

  1. Cette pièce vient d’être remise sur la scène, d’abord à Berlin, sous les auspices d’un roi protecteur des lettres et des arts, par les soins du célèbre Tieck et avec la musique de M. Meudelssohn-Bartholdy ; puis à Paris, au théâtre de l’Odéon, où elle est depuis un mois en possession d’attirer la foule et de satisfaire les juges les plus difficiles. Rien ne semblait manquer à la gloire de Sophocle ; mais quel triomphe pour lui que cette éclatante résurrection après 22 siècles et dans un temps de lassitude et de désenchantement !
    J. H. S.