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UNE PAGE D’AMOUR.

prise. Elle ne le connaissait pas, elle faisait un immense effort sans pouvoir comprendre. D’où venait-il ? Comment se trouvait-il près d’elle ? quel homme était-ce, pour qu’elle lui eût cédé, elle qui serait plutôt morte que de céder à un autre ? Elle l’ignorait, il y avait là un vertige où chancelait sa raison. Au dernier comme au premier jour, il lui restait étranger. Vainement elle réunissait les petits faits épars, ses paroles, ses actes, tout ce qu’elle se rappelait de sa personne. Il aimait sa femme et son enfant, il souriait d’un air fin, il gardait l’attitude correcte d’un homme bien élevé. Puis, elle revoyait son visage en feu, ses mains égarées de désirs. Des semaines coulaient, il disparaissait, il était emporté. À cette heure, elle n’aurait su dire où elle lui avait parlé pour la dernière fois. Il passait, son ombre s’en était allée avec lui. Et leur histoire n’avait pas d’autre dénouement. Elle ne le connaissait pas.

Sur la ville, un ciel bleu, sans une tache, se déployait. Hélène leva la tête, lasse de souvenirs, heureuse de cette pureté. C’était un bleu limpide, très-pâle, à peine un reflet bleu dans la blancheur du soleil. L’astre, bas sur l’horizon, avait un éclat de lampe d’argent. Il brûlait sans chaleur, dans la réverbération de la neige, au milieu de l’air glacé. En bas, de vastes toitures, les tuiles de la Manutention, les ardoises des maisons du quai, étalaient des draps blancs, ourlés de noir. De l’autre côté du fleuve, le carré du Champ-de-Mars déroulait une steppe, où des points sombres, des voitures perdues, faisaient songer à des traîneaux russes filant avec un bruit de clochettes ; tandis que les ormes du quai d’Orsay, rapetissés par l’éloignement, alignaient des floraisons de fins cristaux, hérissant leurs aiguilles. Dans l’immobilité de cette mer