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UNE PAGE D’AMOUR.

gronder sous sa fenêtre, se sentant seule, abandonnée, perdue, comme au fond d’une solitude. Lorsque, pour la première fois, elle avait remis les pieds sur le trottoir, elle était veuve. La pensée de cette grande chambre nue, emplie de bouteilles à potion, et où les malles n’étaient pas même défaites, lui donnait encore un frisson.

— Votre mari, m’a-t-on dit, avait presque le double de votre âge ? demanda madame Deberle d’un air de profond intérêt, pendant que mademoiselle Aurélie tendait les deux oreilles, pour ne rien perdre.

— Mais non, répondit Hélène, il avait à peine six ans de plus que moi.

Et elle se laissa aller à conter l’histoire de son mariage, en quelques phrases : le grand amour que son mari avait conçu pour elle, lorsqu’elle habitait avec son père, le chapelier Mouret, la rue des Petites-Maries, à Marseille ; l’opposition entêtée de la famille Grandjean, une riche famille de raffineurs, que la pauvreté de la jeune fille exaspérait ; et des noces tristes et furtives, après les sommations légales, et leur vie précaire, jusqu’au jour où un oncle, en mourant, leur avait légué dix mille francs de rente environ. C’était alors que Grandjean, qui nourrissait une haine contre Marseille, avait décidé qu’ils viendraient s’installer à Paris.

— À quel âge vous êtes-vous donc mariée ? demanda encore madame Deberle.

— À dix-sept ans.

— Vous deviez être bien belle.

La conversation tomba. Hélène n’avait point paru entendre.

— Madame Manguelin, annonça le valet.

Une jeune femme parut, discrète et gênée. Ma-