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UNE PAGE D’AMOUR.

quement se retourner, lorsqu’elle devinait que, derrière elle, ils s’étaient souri. Les jours où ils s’aimaient davantage, elle le sentait dans l’air qu’ils lui apportaient ; et, ces jours-là, elle était plus sombre, elle souffrait comme souffrent les femmes nerveuses, à l’approche de quelque violent orage.

Autour d’Hélène, tout le monde regardait Jeanne comme sauvée. Elle-même s’était peu à peu abandonnée à cette certitude. Aussi finissait-elle par traiter les crises comme des bobos d’enfant gâtée, sans importance. Après les six semaines d’angoisse qu’elle venait de traverser, elle éprouvait un besoin de vivre. Sa fille, maintenant, pouvait se passer de ses soins pendant des heures ; c’était une détente délicieuse, un repos et une volupté que de vivre ces heures, elle qui depuis si longtemps ne savait plus si elle existait. Elle fouillait ses tiroirs, retrouvait avec joie des objets oubliés, s’occupait de toutes sortes de menues besognes, pour reprendre le train heureux de sa vie journalière. Et, dans ce renouveau, son amour grandissait, Henri était comme la récompense qu’elle s’accordait d’avoir tant souffert. Au fond de cette chambre, ils se trouvaient hors du monde, ayant perdu le souvenir de tout obstacle. Rien ne les séparait plus que cette enfant, secouée de leur passion.

Alors, justement, ce fut Jeanne qui fouetta leurs désirs. Toujours entre eux, avec ses regards qui les épiaient, elle les forçait à une contrainte continuelle, à une comédie d’indifférence dont ils sortaient plus frissonnants. Pendant des journées, ils ne pouvaient échanger un mot, en sentant qu’elle les écoutait, même lorsqu’elle paraissait prise de somnolence. Un soir, Hélène avait accompagné Henri ; dans l’antichambre, muette, vaincue, elle allait tom-