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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

de rester seule avec Rougon. Et, comme Luigi cédait, elle chercha à gagner du temps.

— Vous me laisserez bien manger quelque chose. J’ai une faim ! Oh ! deux bouchées seulement.

Elle ouvrit la porte en criant :

— Antonia ! Antonia !

Et elle donna un ordre en italien. Elle venait de se rasseoir au bord de la table, lorsque Antonia entra, tenant sur chacune de ses mains ouvertes une tartine de beurre. La servante les lui tendit, comme sur un plateau, avec son rire de bête qu’on chatouille, un rire qui fendait sa bouche rouge dans sa face noire. Puis, elle s’en alla, en essuyant ses mains contre sa jupe. Clorinde la rappela pour lui demander un verre d’eau.

— Voulez-vous partager ? dit-elle à Rougon. C’est très-bon, le beurre. Quelquefois, j’y mets du sucre. Mais il ne faut pas toujours être gourmande.

Elle ne l’était guère, en effet. Rougon l’avait surprise, un matin, en train de manger pour déjeuner un morceau d’omelette froide, cuite de la veille. Il la soupçonnait d’avarice, un vice italien.

— Trois minutes, n’est-ce pas, Luigi ? cria-t-elle en mordant à la première tartine.

Et revenant à Rougon, toujours debout devant elle, elle demanda :

— Voyons, M. Kahn, par exemple, quelle est son histoire, comment est-il député ?

Rougon se prêta à ce nouvel interrogatoire, espérant tirer d’elle quelque confidence forcée. Il la savait très-curieuse de la vie de chacun, l’oreille tendue à toutes les indiscrétions, sans cesse aux aguets des intrigues compliquées au milieu desquelles elle vivait. Elle avait le souci des grandes fortunes.

— Oh ! répondit-il en riant, Kahn est né député. Il a