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LES ROUGON-MACQUART.

gre qui mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires inquiétants ; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus délicates. Plus tard, lorsque Rougon voulut entrer à l’Assemblée législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute lutte dans les Deux-Sèvres. Puis, après le coup d’État, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat, en le faisant nommer sous-préfet à Bressuire. Le jeune homme, âgé à peine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, à quelques lieues de son père, dont l’avarice le torturait depuis sa sortie du collége.

— Et le papa Du Poizat, comment va-t-il ? demanda Rougon, sans lever les yeux.

— Trop bien, répondit l’autre carrément. Il a chassé sa dernière domestique, parce qu’elle mangeait trois livres de pain. Maintenant, il a deux fusils chargés derrière sa porte, et quand je vais le voir, il faut que je parlemente par-dessus le mur de la cour.

Tout en causant, Du Poizat s’était penché, et il fouillait du bout des doigts dans la coupe de bronze, où traînaient des fragments de papier à demi consumés. Rougon s’étant aperçu de ce jeu, leva vivement la tête. Il avait toujours eu une légère peur de son ancien lieutenant, dont les dents blanches mal rangées ressemblaient à celles d’un jeune loup. Sa grande préoccupation, autrefois, lorsqu’ils travaillaient ensemble, était de ne pas lui laisser entre les mains la moindre pièce compromettante. Aussi, en voyant qu’il cherchait à lire les mots restés intacts, jeta-t-il dans la coupe une poignée de lettres enflammées. Du Poizat comprit parfaitement. Mais il eut un sourire, il plaisanta.

— C’est le grand nettoyage, murmura-t-il.

Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s’en servit comme d’une paire de pincettes. Il rallumait à la bougie