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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

Son désir était de ne pouvoir poser son verre vide sur une console, jeter sa plume, faire un mouvement, sans donner une secousse au pays. Cela l’amusait d’être une épouvante, de forger la foudre, au milieu de la béatitude de ses amis, d’assommer un peuple avec ses poings enflés de bourgeois parvenu. Il avait écrit dans une circulaire : « C’est aux bons à se rassurer, aux méchants seuls à trembler. » Et il jouait son rôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d’une main jalouse. Un immense orgueil lui venait, l’idolâtrie de sa force et de son intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait à lui-même des régals de jouissance surhumaine.

Dans la poussée des hommes du second empire, Rougon affichait depuis longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiait répression à outrance, refus de toutes les libertés, gouvernement absolu. Aussi personne ne se trompait-il, en le voyant au ministère. Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux ; il avait des besoins plutôt que des opinions ; il trouvait le pouvoir trop désirable, trop nécessaire à ses appétits de domination, pour ne pas l’accepter, sous quelque condition qu’il se présentât. Gouverner, mettre son pied sur la nuque de la foule, c’était là son ambition immédiate ; le reste offrait simplement des particularités secondaires, dont il s’accommoderait toujours. Il avait l’unique passion d’être supérieur. Seulement, à cette heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait aux affaires, doublaient pour lui la joie du succès ; il tenait de l’empereur une entière liberté d’action, il réalisait son ancien désir de mener les hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rien ne l’épanouissait davantage que de se sentir détesté. Puis, parfois, quand on lui collait le nom de tyran entre les épaules, il souriait, il disait ces paroles profondes :

— Si je deviens libéral un jour, ils diront que j’ai changé.