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LES ROUGON-MACQUART.

Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes.

— C’est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n’êtes pas honteux, de vous acharner comme ça !… Voyons, colonel, soyez raisonnable.

C’était ainsi tous les jeudis et tous les dimanches. Il devait les interrompre au beau milieu d’une partie, ou quelquefois même éteindre la lampe, pour les décider à quitter le jeu. Et ils se retiraient furieux, en se querellant.

Delestang et Clorinde restèrent les derniers. Celle-ci, pendant que son mari cherchait partout son éventail, dit doucement à Rougon :

— Vous avez tort de ne pas faire un peu d’exercice, vous tomberez malade.

Il eut un geste à la fois indifférent et résigné. Madame Rougon rangeait déjà les tasses et les petites cuillers. Puis, comme les Delestang lui serraient la main, il bâilla franchement, à pleine bouche. Et il dit par politesse, pour ne pas laisser croire que c’était l’ennui de la soirée qui venait de lui monter à la gorge :

— Ah ! sacrebleu ! je vais joliment dormir, cette nuit !

Les soirées se passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dans le salon de Rougon, selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussi que, maintenant, « ça sentait trop la dévote ». Clorinde se montrait filiale. Souvent, l’après-midi, elle arrivait seule, rue Marbeuf, avec quelque commission dont elle s’était chargée. Elle disait gaiement à madame Rougon qu’elle venait faire la cour à son mari ; et celle-ci, souriant de ses lèvres pâles, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaient affectueusement, sans paraître se souvenir du passé ; ils se donnaient des poignées de main de camarades, dans ce même cabinet où, l’année précédente, il piétinait devant elle de désir. Aussi, ne songeant plus à ça, s’abandonnaient-ils tous