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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

M. Béjuin, les mains nouées sur les genoux, regardait successivement ces messieurs et ces dames, l’air effaré. La brusque entrée de Du Poizat et de M. Kahn avait soufflé, dans le grand calme du salon, tout un orage ; ils semblaient avoir apporté sur eux, entre les plis de leurs vêtements, une odeur d’opposition.

— Enfin, j’ai suivi votre conseil, je me suis retiré, reprit M. Kahn. On m’avait averti que je serais traité plus rudement encore que le candidat républicain. Moi qui ai servi l’empire avec tant de dévouement ! Avouez qu’une telle ingratitude est faite pour décourager les âmes les plus fortes.

Et il se plaignit amèrement d’une foule de vexations. Il avait voulu fonder un journal, pour soutenir son projet d’un chemin de fer de Niort à Angers ; plus tard, ce journal devait être une arme financière très-puissante entre ses mains ; mais on venait de lui refuser l’autorisation, M. de Marsy s’étant imaginé que Rougon se cachait derrière lui, et qu’il s’agissait d’une feuille de combat, destinée à battre en brèche son portefeuille.

— Parbleu ! dit Du Poizat, ils ont peur qu’on n’écrive enfin la vérité. Ah ! je vous aurais fourni de jolis articles !… C’est une honte d’avoir une presse comme la nôtre, bâillonnée, menacée d’être étranglée au premier cri. Un de mes amis, qui publie un roman, a été appelé au ministère, où un chef de bureau l’a prié de changer la couleur du gilet de son héros, parce que cette couleur déplaisait au ministre. Je n’invente rien.

Il cita d’autres faits, il parla des légendes effrayantes qui circulaient parmi le peuple, du suicide d’une jeune actrice et d’un parent de l’empereur, du prétendu duel de deux généraux, dont l’un aurait tué l’autre, dans un corridor des Tuileries, à la suite d’une histoire de vol. Est-ce que des contes semblables auraient trouvé des