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LE VENTRE DE PARIS.

Saint-Jacques, jusqu’aux boulevards extérieurs, faisait une grande course parfois, revenait par la barrière d’Italie ; et, tout le long de la route, les yeux sur le quartier Mouffetard étalé à ses pieds, il arrangeait des mesures morales, des projets de loi humanitaires, qui auraient changé cette ville souffrante en une ville de béatitude. Quand les journées de février ensanglantèrent Paris, il fut navré, il courut les clubs, demandant le rachat de ce sang « par le baiser fraternel des républicains du monde entier. » Il devint un de ces orateurs illuminés qui prêchèrent la révolution comme une religion nouvelle, toute de douceur et de rédemption. Il fallut les journées de décembre pour le tirer de sa tendresse universelle. Il était désarmé. Il se laissa prendre comme un mouton, et fut traité en loup. Quand il s’éveilla de son sermon sur la fraternité, il crevait la faim sur la dalle froide d’une casemate de Bicêtre.

Quenu, qui avait alors vingt-deux ans, fut pris d’une angoisse mortelle, en ne voyant pas rentrer son frère. Le lendemain, il alla chercher, au cimetière Montmartre, parmi les morts du boulevard, qu’on avait alignés sous de la paille ; les têtes passaient, affreuses. Le cœur lui manquait, les larmes l’aveuglaient, il dut revenir à deux reprises, le long de la file. Enfin, à la préfecture de police, au bout de huit grands jours, il apprit que son frère était prisonnier. Il ne put le voir. Comme il insistait, on le menaça de l’arrêter lui-même. Il courut alors chez l’oncle Gradelle, qui était un personnage pour lui, espérant le déterminer à sauver Florent. Mais l’oncle Gradelle s’emporta, prétendit que c’était bien fait, que ce grand imbécile n’avait pas besoin de se fourrer avec ces canailles de républicains ; il ajouta même que Florent devait mal tourner, que cela était écrit sur sa figure. Quenu pleurait toutes les larmes de son corps. Il restait là, suffoquant. L’oncle, un peu honteux, sentant qu’il devait faire quelque chose pour ce pauvre garçon,