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LE VENTRE DE PARIS.

fois sur le seuil de la boutique étaler sa couenne rouge, qui riait dans la blancheur du tablier tendu par son ventre, sans se douter du redoublement de commérages que son apparition faisait naître au fond des Halles. On le plaignait, on le trouvait moins gras, bien qu’il fût énorme ; d’autres, au contraire, l’accusaient de ne pas assez maigrir de la honte d’avoir un frère comme le sien. Lui, pareil aux maris trompés, qui sont les derniers à connaître leur accident, avait une belle ignorance, une gaieté attendrie, quand il arrêtait quelque voisine sur le trottoir, pour lui demander des nouvelles de son fromage d’Italie ou de sa tête de porc à la gelée. La voisine prenait une figure apitoyée, semblait lui présenter ses condoléances, comme si tous les cochons de la charcuterie avaient eu la jaunisse.

— Qu’ont-elles donc toutes, à me regarder d’un air d’enterrement ? demanda-t-il un jour à Lisa. Est-ce que tu me trouves mauvaise mine, toi ?

Elle le rassura, lui dit qu’il était frais comme une rose ; car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant tout en l’air chez lui, lorsqu’il souffrait de la moindre indisposition. Mais la vérité était que la grande charcuterie des Quenu-Gradelle devenait sombre : les glaces pâlissaient, les marbres avaient des blancheurs glacées, les viandes cuites du comptoir dormaient dans des graisses jaunies, dans des lacs de gelée trouble. Claude entra même un jour pour dire à sa tante que son étalage avait l’air « tout embêté. » C’était vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient des mélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnes figures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, étaient surmontées de pompons verts désolés. D’ailleurs, dans la boutique, les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous de lard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navrée, comme dans la chambre d’un moribond. Il y avait toujours deux