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LE VENTRE DE PARIS.

ayant encore trois doigts de bière dans sa chope, se contenta d’allonger une poignée de main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jour à la société que Charvet et Clémence fréquentaient maintenant une brasserie de la rue Serpente ; il les avait vus, par un carreau, gesticulant beaucoup, au milieu d’un groupe attentif de très-jeunes gens.

Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. Il rêva un instant de lui donner ses idées en politique, d’en faire un disciple qui l’eût aidé dans sa tâche révolutionnaire. Pour l’initier, il l’amena un soir chez monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soirée à faire un croquis de Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbe appuyée sur la pomme de la canne. Puis, en sortant avec Florent :

— Non, voyez-vous, dit-il, ça ne m’intéresse pas, tout ce que vous racontez là-dedans. Ça peut être très-fort, mais ça m’échappe… Ah ! par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacré Robine. Il est profond comme un puits, cet homme… J’y retournerai, seulement pas pour la politique. J’irai prendre un croquis de Logre et un croquis de Gavard, afin de les mettre avec Robine dans un tableau splendide, auquel je songeais, pendant que vous discutiez la question… comment dites-vous ça ? la question des deux Chambres, n’est-ce pas ?… Hein ! vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusqués derrière leurs chopes ? Ce serait le succès du Salon, mon cher, un succès à tout casser, un vrai tableau moderne celui-là.

Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fit monter chez lui, le retint jusqu’à deux heures du matin sur l’étroite terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il le catéchisait, lui disait qu’il n’était pas un homme, s’il se montrait si insouciant du bonheur de son pays. Le peintre secouait la tête, en répondant :

— Vous avez peut-être raison. Je suis un égoïste. Je ne peux