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LE VENTRE DE PARIS.

nerveux qui lui déchirait la gorge. Depuis quelque temps, elle était plus sombre, plus fantasque, les yeux rougis, la figure toute blanche.

— Eh bien, quoi ? demanda-t-elle, tu la battrais… Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta sœur ? Tu sais, ça finira par là. Je débarrasserai la maison, j’irai à la préfecture pour éviter la course à maman.

Et comme la Normande étouffait, balbutiant des menaces, elle ajouta :

— Tu n’auras pas la peine de me battre, moi… Je me jetterai à l’eau, en repassant sur le pont.

De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s’enfuit dans sa chambre, fermant les portes avec violence. La mère Méhudin ne reparla plus de dénoncer Florent. Seulement, Muche rapporta à sa mère qu’il la rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tous les coins du quartier.

La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa prit alors un caractère plus muet et plus inquiétant. L’après-midi, quand la tente de la charcuterie, de coutil gris à bandes roses, se trouvait baissée, la poissonnière criait que la grosse avait peur, qu’elle se cachait. Il y avait aussi le store de la vitrine, qui l’exaspérait, lorsqu’il était tiré ; il représentait, au milieu d’une clairière, un déjeuner de chasse, avec des messieurs en habit noir et des dames décolletées, qui mangeaient, sur l’herbe jaune, un pâté rouge aussi grand qu’eux. Certes, la belle Lisa n’avait pas peur. Dès que le soleil s’en allait, elle remontait le store ; elle regardait tranquillement, de son comptoir, en tricotant, le carreau des Halles planté de platanes, plein d’un grouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les grilles des arbres ; le long des bancs, des porteurs fumaient leur pipe ; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d’affichage étaient comme vêtues d’un habit d’arlequin par les carrés verts, jaunes, rouges, bleus, des affiches de théâtre. Elle surveil-