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LES ROUGON-MACQUART.

souffrance fut longtemps de ne pas savoir son nom, de n’avoir d’elle qu’une ombre, qu’il nommait d’un regret. Lorsque l’idée de femme se levait en lui, c’était elle qui se dressait, qui s’offrait comme la seule bonne, la seule pure. Il se surprit bien des fois à rêver qu’elle le cherchait sur ce boulevard où elle était restée, qu’elle lui aurait donné toute une vie de joie, si elle l’avait rencontré quelques secondes plus tôt. Et il ne voulait plus d’autre femme, il n’en existait plus pour lui. Sa voix tremblait tellement en parlant d’elle que la Normande comprit, avec son instinct de fille amoureuse, et qu’elle fut jalouse.

— Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vous ne la revoyiez pas. Elle ne doit pas être belle, à cette heure.

Florent resta tout pâle, avec l’horreur de l’image évoquée par la poissonnière. Son souvenir d’amour tombait au charnier. Il ne lui pardonna pas cette brutalité atroce, qui mit, dès lors, dans l’adorable capote de soie, la mâchoire saillante, les yeux béants d’un squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame « qui avait couché avec lui, au coin de la rue Vivienne, » il devenait brutal, il la faisait taire d’un mot presque grossier.

Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans ces révélations, ce fut qu’elle s’était trompée en croyant enlever un amoureux à la belle Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bien qu’elle en aima moins Florent pendant huit jours. Elle se consola avec l’histoire de l’héritage. La belle Lisa ne fut plus une bégueule, elle fut une voleuse qui gardait le bien de son beau-frère, avec des mines hypocrites pour tromper le monde. Chaque soir, maintenant, pendant que Muche copiait les modèles d’écriture, la conversation tombait sur le trésor du vieux Gradelle.

— A-t-on jamais vu l’idée du vieux ! disait la poissonnière en riant. Il voulait donc le saler son argent, qu’il