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LES ROUGON-MACQUART.

peu à peu, Charvet, dominant le tumulte, continuait tout seul :

— L’égoïsme des classes est un des soutiens les plus fermes de la tyrannie. Il est mauvais que le peuple soit égoïste. S’il nous aide, il aura sa part… Pourquoi voulez-vous que je me batte pour l’ouvrier, si l’ouvrier refuse de se battre pour moi ?… Puis, la question n’est pas là. Il faut dix ans de dictature révolutionnaire, si l’on veut habituer un pays comme la France à l’exercice de la liberté.

— D’autant plus, disait nettement Clémence, que l’ouvrier n’est pas mûr et qu’il doit être dirigé.

Elle parlait rarement. Cette grande fille grave, perdue au milieu de tous ces hommes, avait une façon professorale d’écouter parler politique. Elle se renversait contre la cloison, buvait son grog à petits coups, en regardant les interlocuteurs, avec des froncements de sourcils, des gonflements de narines, toute une approbation ou une désapprobation muettes, qui prouvaient qu’elle comprenait, qu’elle avait des idées très-arrêtées sur les matières les plus compliquées. Parfois, elle roulait une cigarette, soufflait du coin des lèvres des jets de fumée minces, devenait plus attentive. Il semblait que le débat eût lieu devant elle, et qu’elle dût distribuer des prix à la fin. Elle croyait certainement garder sa place de femme, en réservant son avis, en ne s’emportant pas comme les hommes. Seulement, au fort des discussions, elle lançait une phrase, elle concluait d’un mot, elle « rivait le clou » à Charvet lui-même, selon l’expression de Gavard. Au fond, elle se croyait beaucoup plus forte que ces messieurs. Elle n’avait de respect que pour Robine, dont elle couvait le silence de ses grands yeux noirs.

Florent, pas plus que les autres, ne faisait attention à Clémence. C’était un homme pour eux. On lui donnait des poignées de main à lui démancher le bras. Un soir, Florent assista aux fameux comptes. Comme la jeune femme venait