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LE VENTRE DE PARIS.

roulèrent ainsi en face des côtes, emportés par une rafale, ramenés par la marée, ayant achevé leurs quelques provisions, sans une bouchée de pain. Cela dura trois jours.

— Trois jours ! s’écria la charcutière stupéfaite, trois jours sans manger !

— Oui, trois jours sans manger. Quand le vent d’est les poussa enfin à terre, l’un d’eux était si affaibli, qu’il resta sur le sable toute une matinée. Il mourut le soir. Son compagnon avait vainement essayé de lui faire mâcher des feuilles d’arbre.

À cet endroit, Augustine eut un léger rire ; puis, confuse d’avoir ri, ne voulant pas qu’on pût croire qu’elle manquait de cœur :

— Non, non, balbutia-t-elle, ce n’est pas de ça que je ris. C’est de Mouton… Regardez donc Mouton, madame.

Lisa, à son tour, s’égaya. Mouton, qui avait toujours sous le nez le plat de chair à saucisse, se trouvait probablement incommodé et dégoûté par toute cette viande. Il s’était levé, grattant la table de la patte, comme pour couvrir le plat, avec la hâte des chats qui veulent enterrer leurs ordures. Puis il tourna le dos au plat, il s’allongea sur le flanc, en s’étirant, les yeux demi-clos, la tête roulée dans une caresse béate. Alors tout le monde complimenta Mouton ; on affirma que jamais il ne volait, qu’on pouvait laisser la viande à sa portée. Pauline racontait très-confusément qu’il lui léchait les doigts et qu’il la débarbouillait, après le dîner, sans la mordre.

Mais Lisa revint à la question de savoir si l’on peut rester trois jours sans manger. Ce n’était pas possible.

— Non ! dit-elle, je ne crois pas ça… D’ailleurs, il n’y a personne qui soit resté trois jours sans manger. Quand on dit : « Un tel crève de faim, » c’est une façon de parler. On mange toujours, plus ou moins… Il faudrait des misérables tout à fait abandonnés, des gens perdus…