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LES ROUGON-MACQUART.

était pis, il tenait des discours abominables, il parlait de couper le cou aux riches, de nocer un beau matin à s’en crever la peau, avec les femmes et le vin des autres : menaces lâchées d’une voix sombre, les poings tendus, théories révolutionnaires apprises dans les faubourgs parisiens, revendications sociales coulant en phrases enflammées, dont le flot stupéfiait et épouvantait les paysans. Depuis deux années, les gens des fermes le voyaient arriver ainsi, à la tombée du jour, demandant un coin de paille pour coucher ; il s’asseyait près du feu, il leur glaçait à tous le sang, par les paroles effrayantes qu’il disait ; puis, le lendemain, il disparaissait, pour reparaître huit jours plus tard, à la même heure triste du crépuscule, avec les mêmes prophéties de ruine et de mort. Et c’était pourquoi on le repoussait de partout, désormais, tant la vision de cet homme louche traversant la campagne, laissait de terreur et de colère derrière elle.

Tout de suite, Jésus-Christ et Canon s’étaient entendus.

— Ah ! nom de Dieu ! cria le premier, ce que j’ai eu tort, en 48, de ne pas les saigner tous, à Cloyes !… Allons, vieux, faut boire un litre !

Il l’emmena au Château, il le fit coucher le soir avec lui, pris de déférence, à mesure que l’autre parlait, tellement il le sentait supérieur, sachant des choses, ayant des idées pour refaire d’un coup la société. Le surlendemain, Canon s’en alla. Deux semaines plus tard, il revint, repartit au petit jour. Et, dès lors, de temps à autre, il tomba au Château, mangea, ronfla, comme chez lui, jurant à chaque apparition que les bourgeois seraient nettoyés avant trois mois. Une nuit que le père était à l’affût, il voulut culbuter la fille ; mais la Trouille, indignée, rouge de honte, le griffa et le mordit si profondément, qu’il dut la lâcher. Pour qui donc la prenait-il, ce vieux-là ? Il la traita de grande serine.

Fouan, non plus, n’aimait guère Canon, qu’il accusait d’être un fainéant et de vouloir des choses à finir sur l’échafaud. Quand ce brigand était là, le vieux en devenait tout triste, à ce point qu’il préférait fumer sa pipe dehors.