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LES ROUGON-MACQUART.

Comme ils arrivaient derrière l’église, à deux pas du Château, le braconnier tenta un dernier effort.

— Voyons, fais pas la bête, vieux… Entre boire un verre à la maison.

— Non, faut que je verbalise, répondit le garde champêtre d’un ton raide.

Et il s’entêta, en ancien militaire qui ne connaissait que sa consigne. Cependant, il s’était arrêté, il finit par dire, comme l’autre lui empoignait le bras, pour l’emmener :

— Si t’as de l’encre et une plume, tout de même… Chez toi ou ailleurs, je m’en fous, pourvu que le papier soit fait.

Lorsque Bécu arriva chez Jésus-Christ, le soleil se levait, le père Fouan qui fumait déjà sa pipe sur la porte, comprit et s’inquiéta ; d’autant plus que les choses restaient très graves : on déterra l’encre et une vieille plume rouillée, le garde champêtre commença à chercher ses phrases, d’un air de contention terrible, les coudes écartés. Mais, en même temps, sur un mot de son père, la Trouille avait servi trois verres et un litre ; et, dès la cinquième ligne, Bécu, épuisé, ne se retrouvant plus dans le récit compliqué des faits, accepta une rasade. Alors, peu à peu, la situation se détendit. Un second litre parut, puis un troisième. Deux heures plus tard, les trois hommes se parlaient violemment et amicalement dans le nez : ils étaient très soûls, ils avaient totalement oublié l’affaire du matin.

— Sacré cocu, criait Jésus-Christ, tu sais que je couche avec ta femme.

C’était vrai. Depuis la fête, il culbutait la Bécu dans les coins, tout en la traitant de vieille peau, sans délicatesse. Mais Bécu, qui avait le vin mauvais, se fâcha. S’il tolérait la chose, à jeun, elle le blessait, quand il était ivre. Il brandit un litre vide, il gueula :

— Nom de Dieu de cochon !

Le litre s’écrasa contre le mur, il manqua Jésus-Christ, qui bavait, d’un sourire doux et noyé. Pour apaiser le cocu, on décida qu’on allait rester ensemble, à manger