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LES ROUGON-MACQUART.

la veille au soir, que sûrement madame Charles, retenue peut-être à Cloyes, allait arriver d’un instant à l’autre. Lise, inquiète, sachant que le curé n’aimait guère attendre, avait fini par avoir l’idée de lui envoyer la Grande, pour le faire patienter.

— Quoi donc ? lui demanda-t-il de loin, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?… Vous croyez peut-être que le bon Dieu est à vos ordres ?

— Ça va venir, monsieur le curé, ça va venir, répondit la vieille femme, avec son calme impassible.

Justement, Hilarion sortait les derniers débris de dalles, et il passa, portant contre son ventre une pierre énorme. Il se balançait sur ses jambes torses, mais il ne fléchissait pas, d’une solidité de roc, d’une force musculaire à charrier un bœuf. Son bec-de-lièvre salivait, sans qu’une goutte de sueur mouillât sa peau dure.

L’abbé Godard, outré du flegme de la Grande, tomba sur elle.

— Dites donc, la Grande, puisque je vous tiens, est-ce que c’est charitable à vous, qui êtes si riche, de n’avoir qu’un petit-fils et de le laisser mendier sur les routes ?

Elle répliqua rudement :

— La mère m’a désobéi, l’enfant ne m’est de rien.

— Eh bien ! je vous ai assez prévenue, je vous répète, moi, que vous irez en enfer, si vous avez mauvais cœur… L’autre jour, sans ce que je lui ai donné, il serait mort de faim, et aujourd’hui j’ai été obligé d’inventer du travail.

Au mot d’enfer, la Grande avait eu un mince sourire. Comme elle le disait, elle en savait trop, l’enfer était sur cette terre, pour le pauvre monde. Mais la vue d’Hilarion portant les dalles la faisait réfléchir, plus que les menaces du prêtre. Elle était surprise, jamais elle ne l’aurait cru si fort, avec ses jambes en manches de veste.

— S’il veut du travail, reprit-elle enfin, peut-être tout de même qu’on lui en trouvera.

— Sa place est chez vous, prenez-le, la Grande !

— On verra, qu’il vienne demain.