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LA TERRE.

lancé. Vrai ! tu es rouillé, si tu en es toujours à cette blague-là… Est-ce que ça existe, la terre ? elle est à moi, elle est à toi, elle n’est à personne. Est-ce qu’elle n’était pas au vieux ? et n’a-t-il pas dû la couper pour nous la donner ? et toi, ne la couperas-tu pas, pour tes petits ?… Alors, quoi ? Ça va, ça vient, ça augmente, ça diminue, ça diminue surtout ; car te voilà un gros monsieur, avec tes six arpents, lorsque le père en avait dix-neuf… Moi, ça m’a dégoûté, c’était trop petit, j’ai bouffé tout. Et puis, j’aime les placements solides, et la terre, vois-tu, Cadet, ça craque ! Je ne foutrais pas un liard dessus, ça sent la sale affaire, une fichue catastrophe qui va tous vous nettoyer… La banqueroute ! tous des jobards !

Un silence de mort se faisait peu à peu dans le cabaret. Personne ne riait plus, les faces inquiètes des paysans se tournaient vers ce grand diable, qui lâchait dans l’ivresse le pêle-mêle baroque de ses opinions, les idées de l’ancien troupier d’Afrique, du rouleur de villes, du politique de marchands de vin. Ce qui surnageait, c’était l’homme de 48, le communiste humanitaire, resté à genoux devant 89.

— Liberté, égalité, fraternité ! Faut en revenir à la révolution ! On nous a volés dans le partage, les bourgeois ont tout pris, et, nom de Dieu ! on les forcera bien à rendre… Est-ce qu’un homme n’en vaut pas un autre ? est-ce que c’est juste, par exemple, toute la terre à ce jean-foutre de la Borderie, et rien à moi ?… Je veux mes droits, je veux ma part, tout le monde aura sa part.

Bécu, trop ivre pour défendre l’autorité, approuvait, sans comprendre. Mais il eut une lueur de bon sens, il fit des restrictions.

— Ça oui, ça oui… Pourtant, le roi est le roi. Ce qui est à moi, n’est pas à toi.

Un murmure d’approbation courut, et Buteau prit sa revanche.

— N’écoutez donc pas, il est bon à tuer !

Les rires recommencèrent, et Jésus-Christ perdit toute mesure, se mit debout, en tapant des poings.