Page:Emile Zola - La Terre.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.
19
LA TERRE.

— Voyons, asseyez-vous !

Alors, poussés par les autres, Fouan et Rose se trouvèrent au premier rang, sur deux chaises ; Fanny et Delhomme se mirent derrière, également côte à côte ; pendant que Buteau s’isolait dans un coin, contre le mur, et qu’Hyacinthe seul restait debout, devant la fenêtre, dont il bouchait le jour, de ses larges épaules. Mais le notaire, impatienté, l’interpella familièrement.

— Asseyez-vous donc, Jésus-Christ !

Et il dut entamer l’affaire le premier.

— Ainsi, père Fouan, vous vous êtes décidé à partager vos biens de votre vivant entre vos deux fils et votre fille ?

Le vieux ne répondit point, les autres demeurèrent immobiles, un grand silence se fit. D’ailleurs, le notaire, habitué à ces lenteurs, ne se hâtait pas, lui non plus. Sa charge était dans la famille depuis deux cent cinquante ans, les Baillehache de père en fils s’étaient succédé à Cloyes, d’antique sang beauceron, prenant de leur clientèle paysanne la pesanteur réfléchie, la circonspection sournoise qui noient de longs silences et de paroles inutiles le moindre débat. Il avait ouvert un canif, il se rognait les ongles.

— N’est-ce pas ? il faut croire que vous vous êtes décidé, répéta-t-il enfin, les yeux fixés sur le vieux.

Celui-ci se tourna, eut un regard sur tous, avant de dire, en cherchant les mots :

— Oui, ça se peut bien, monsieur Baillehache… Je vous en avais parlé à la moisson, vous m’aviez dit d’y penser davantage ; et j’y ai pensé encore, et je vois qu’il va falloir tout de même en venir là.

Il expliqua pourquoi, en phrases interrompues, coupées de continuelles incidentes. Mais ce qu’il ne disait pas, ce qui sortait de l’émotion refoulée dans sa gorge, c’était la tristesse infinie, la rancune sourde, le déchirement de tout son corps, à se séparer de ces biens si chaudement convoités avant la mort de son père, cultivés plus tard avec un acharnement de rut, augmentés ensuite lopins à lopins, au prix de la plus sordide avarice. Telle parcelle